En résumé
Le poète Daniel Leuwers, initiateur du concept du livre pauvre dès le début des années 2000, a lancé entre août et décembre 2021 un appel à contribution à des poètes et artistes contemporains pour la création d’une collection autour de la thématique « L’eau et les rêves » reprenant le titre de l’essai de Gaston Bachelard pour envisager l’eau avec ses diverses localisations et ses nombreuses symbolisations. Cinquante huit poètes et peintres ou plasticiens ont répondu à l’appel et proposé en duo plus de quarante livres dont Daniel Leuwers nous détaille ici les grands ensembles et les particularités.
Les « livres pauvres » sont nés il y a vingt ans. Ont-ils atteint leur âge de raison ? En tout cas, disons d’emblée que l’appellation première se voulait provocatrice, puisqu’il ne s’agit pas de vrais livres (simplement d’une feuille de beau papier pliée en deux, trois, quatre et plus encore) et que ces livres n’ont rien de pauvre (ils bénéficient de l’écriture manuscrite d’un poète accompagnée de l’œuvre originale d’un peintre).
Mon adolescence a été illuminée par ma rencontre et mon long compagnonnage avec un des plus grands poètes français, René Char, qui a toujours veillé à ce que ses manuscrits soient « enluminés » par les peintres les plus importants de son siècle (Braque, Picasso, Miro, Léger).
J’ai longtemps été « l’accompagnateur » des poètes de mon temps, puis j’ai voulu assez vite sortir de ma simple position de critique et d’universitaire en conviant les poètes que j’aimais à réaliser des ouvrages originaux avec les peintres dont ils se sentaient le plus proches. Je me suis alors souvenu de René Char, et j’ai poursuivi, à ma façon, son expérience des livres enluminés en sollicitant, à partir de 2002, les voix poétiques majeures de Georges-Emmanuel Clancier, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, Michel Butor, Bernard Noël, Lorand Gaspar, et je les ai confrontés à des peintres comme Gérard Titus-Carmel, Georges Badin ou Julius Baltazar, avant d’associer à l’aventure Henri Cueco, Vladimir Velickovic, Ladislas Kijno, Edik Steinberg, Gérard Fromanger, Jean-Luc Parant, Pignon Ernest-Pignon et beaucoup d’autres.
C’est dire qu’un souci de qualité – élitaire, diront certains – a présidé au lancement de collections confectionnées à très peu d’exemplaires (quatre, généralement) et – point capital en des temps où l’argent-roi n’était pas la règle absolu – totalement à l’écart du circuit commercial.
Au fil des années, les collections ont fait l’objet de nombreuses expositions (spécialement au Prieuré de Saint-Cosme, près de Tours, qui est leur lieu de conservation) et de donations au Musée Paul-Valéry de Sète, à Angers, Nantes, Belfort et La Rochelle – toujours assorties de riches catalogues aux titres éloquents (Richesses du livre pauvre ou Les Très Riches Heures du livre pauvre).
Si le souci de qualité est resté une constante, le livre pauvre a consenti au risque de s’ouvrir à un éventail de plus en plus large de créateurs (une façon d’être à l’unisson de l’inventivité contemporaine) mais il a aussi vu l’émergence de certains suiveurs qui se sont accaparés l’appellation « livres pauvres » pour en faire commerce –rupture radicale avec les visées premières de l’aventure. Certain succès conduit parfois à certains abus… Aussi, à partir de 2023, l’adjectif « pauvre » sera définitivement abandonné, et un nouveau concept proposé.
Les médiathèques de Toulouse accueillent donc une des dernières expositions de « livres pauvres » réalisés à mon initiative – ce qui n’empêche nullement la présence d’autres livres d’artistes initiés à la faveur d’ateliers ou d’invitations diverses.
Chapitre 1« L’eau ailée rêve »
Le thème qui a réuni ici quarante-et-un artistes porte le titre d’un des ouvrages majeurs de Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. L’élément liquide (la mer, le lac, le fleuve) est propice à d’actives rêveries autant qu’à de puissants cauchemars.
Grand ami de Bachelard avec qui il a échangé une riche correspondance, le poète Jean-Clarence Lambert offre une formule condensée et complice (« L’eau / ailée / rêve ») pour rejoindre le dessin de Dominique Lardeux.
Les Arabesques de Nicolas Morvan se confrontent, elles, aux « fenêtres noires » et aux « songes / d’une nuit froide » esquissés par le peintre Michel Remaud.
Avec Caroline François-Rubino, le poète Pierre Dhainaut aide à la Levée de l’aube, « au bord de la mer ou près d’un étang ».
Jacques Galey accompagne le poète Georges Drano vers De nouveaux rivages, tandis que Jean-Louis Clarac profite de l’Abondance des eaux pour offrir à la peintre Françoise Cuxac l’émergence d’un « éphémère » volant, flottant ou planant « sur l’écume des rêves ».
Dans… Un rêve ?…, Claude Marchat nous immerge dans le noir d’un cauchemar que perpétue l’encre sombre d’un texte manuscrit où les « il pleut » et les « il pleure » se conjoignent comme chez Verlaine.
Dans Plage et barrage, le peintre Stéphane Quoniam traduit, en des traits nimbés de fatale élégance, le violet mortifère d’un noyé pour faire barrage aux dangers de la plage.
Coco Téxèdre prend soin, elle aussi, de conjurer la « secrète avancée » des hautes vagues de l’Océan (très peu) Pacifique dans le filet de ses dessins agencés en essaims érotiques.
Philippe Madral s’amuse de sa peur dans Rien qu’un mauvais rêve, mais les photographies d’Alain Nahum brassent une telle force angoissée qu’elles déposent le poème mélodramatique sur les rivages épuisés de la fiction.
Accompagné par la peintre Daphné Bitchatch, le même Philippe Madral assume, en revanche, la catastrophe, et va même jusqu’à l’annoncer :
« Pense qu’un grand tsunami se prépare
où la mer effacera tout
Avant de disparaître à son tour ».
Ainsi le veut L’éternité depuis le début.
Chapitre 2L’eau aux multiples visages
L’eau a un visage bienveillant pour Gérard Le Gouic associé à la peintre Giraud Cauchy dans une trilogie associant Mer Fleuve Marais ou pour Max Alhau rassuré par la Présence cosmique que porte la peinture de Corina Sbaffo.
Myriam Eck traduit, avec la peintre Anne Du Boistesselin, les mouvements d’une eau attentive à son décentrement et à
« ce que tout déplacement
va restituer sur ses bords ».
Avec le peintre Germain Roesz, Sanda Voïca accède à une
« eau tranquille
mais dont les vagissements
me tiennent éveillée ».
L’eau a au moins deux visages, l’un vertical et l’autre horizontal – ce que la peintre Adeline Contreras, habituelle complice de la même Sanda Voïca, traduit avec force ficelles et cailloux d’où naît un « tissu-fleuve » aux magiques pouvoirs.
Eva-Maria Berg redoute, en regard de la peinture en tourment de Giraud Cauchy, que la mer cesse soudain de rejoindre le rivage, pour peu que tout rêve en elle s’éteigne.
Avec Patricia Nikols et sa peinture aux coulures enserrantes, Marc Delouze se confronte, lui, à L’impossible poème de la mer « qui s’efface à mesure qu’il s’écrit ».
Jean-Pierre Geay se laisse, au contraire, bercer par une Lame de fond qui sait « garder / vivante » l’image de la femme aimée esquissée avec une fraîcheur faussement naïve par le peintre Roger Bensasson, « au-delà de l’espace / et au-delà du temps ».
Alain Freixe aime
« que sous les ponts
le soleil court avec l’eau »
merveilleuse invitation à chanter que C’est sourire sur la route dans l’étincellement d’un parcours que le peintre Daniel Mohen balise de verdâtres ricochets.
Ghislaine Lejard convie, en marge de ses collages, l’écriture chaloupée de Mylène Vignon qui célèbre une Garonne en bleu… ainsi que le « trait de cristal ciruléen » de Carole Mesrobian fascinée par « la lumière pigmentée » des Miroirs dans l’eau.
Murièle Modély court, au milieu des découpes savantes de Frédérique Le Louis-Delpech, « d’‘île en elles » avec « l’océan pour trait d’union ».
Adepte de photographies qu’il découpe et couvre de peinture, Cédric Cordrie se coule dans la vague au lasso rêveur d’une prénommée Marine, avant de rejoindre la plage de Dinard où s’entrecroisent les doigts de doigts d’Hélène Grimaud et la peinture de Picasso « sous le regard goguenard d’Hitchcock ».
Chapitre 3Les mots jonglent
Peintre et poète, Hamid Tibouchi emprunte les deux casquettes.
Il est le peintre d’un éblouissement quasi oriental quand il dresse une Ecluse propice au mariage avec le poème de Josyane de Jésus-Bergey :
« Vers toi mon fleuve
Ma richesse mon espoir
J’avance ! ».
Il est poète et fait jongler habilement les mots pour que
« l’esprit
de l’ivre d’air et d’eau
navigue le mieux sur les flots
ohé ohé mate l’eau… »
Puis, L’Ivre d’eau tend le relais à L’Ivre Pauvre (« qui se noie dans un verre d’aube ») au sein des véritables peintures proposées par Maria Desmée, qui tranchent avec les touches souvent minimalistes de certains plasticiens.
Maria Desmée tend, par ailleurs, ses partitions très inspirées où l’eau se déploie en éventail lumineux, à Michel Lamart qui, dans Et si l’eau s’éveillait cascade, pose la question centrale :
« Qui prétend
Qu’une goutte de lumière
Vaut bien le cristal de l’eau ? »
Avec Max Alhau, Maria Desmée remonte le cours d’un fleuve à la source égarée :
« Tu poursuivras ta marche jusqu’à ce que
les mots te manquent, qui justifient
ton voyage. »
La peintre entraîne également Patrick Quillier à se remémorer Mille visages « exsangues déchirés et malheureux » en une étrange « mosaïque qui ruisselle et bruit » en nous adressant un signe énigmatique « de salut et de fraternité heureuse ». Ici, la peinture se morcelle comme dans des fonds marins.
Au poète Joël Bastard, Maria Desmée offre une partition où les vagues semblent enclore un œil prêt à voir un oiseau s’élever au plus haut dans le ciel –« un oiseau qui, sans le vouloir, lui murmure Una furtiva lagrima. » Le poète est l’idéal intermédiaire des « correspondances » entre la peinture et la musique – de quoi faire venir les larmes aux yeux.
Avec le poète Dominique Grandmont, Maria Desmée organise un diptyque qui entraîne les deux artistes à aller Plus loin que le réel quand le « nombre rétablit la justice des vagues » puis à franchir Un pas sur l’horizon susceptible de rendre « à l’aveugle le double de sa mémoire. » Une sorte d’arc est tendu qui, attentif aux si justes et ajustés flux et reflux de la mer, ajoute la dimension d’une mémoire originelle – celle de la naissance à la vraie vie qu’est l’art. Les vagues bleues de la peintre s’échancrent d’un ocre prometteur qui, comme chez Rimbaud, veut tenir « le pas gagné ».
Chapitre 4Économie et performance
Il y a des adeptes du peu et des artistes performatifs.
Le poète Eric Sarner a décidé, avec son complice Patrick Erouart, d’opter pour le peu en plaçant sous l’égide d’un Va dynamique cette invitation pressante :
« Grandis toujours mieux
en sachant tes jungles. »
Entre la mer et la forêt, des jungles similaires nous attendent.
Familier des livres pauvres où il aime explorer les choses avec un regard d’ethnographe et de sociologue, Pierre Bergounioux en appelle ici à une courte phrase pour couronner les fins collages de Max Partezana :
« L’océan courroucé, glauque, crêté d’écume, bat la côte. »
C’est une façon économe de traduire les secrets de l’Atlantique.
Quant au peintre Jacques Riby, il opère une savante découpe du papier sur lequel son ami Christian Skimao a manuscrit un poème coulant et s’écoulant à la façon d’une cascade. Il veut faire en sorte que le poème devienne lui-même cascade, et l’illustration tend ainsi à la performance.
Angèle Casanova est volontiers performative et aime à faire sortir le livre pauvre de ses gonds. Pour elle, l’eau ne se résume pas à la présence de la mer ou d’un fleuve. Dessinatrice, Angèle Casanova traduit le « ploc ploc » d’un lancinant Goutte à goutte où la poète Myriam Oh (la bien nommée) forge sa conviction que le cerveau, c’est de l’eau qu’il faut apprendre à aimer.
Angèle Casanova signe « Anca » cinq livres où, en tant que poète, elle a convié cinq peintres ou plasticiens.
Il y a d’abord la photographe Féebrile dans une mise en espace où une « porte s’ouvre en grand », qui n’aurait sans doute pas dû s’ouvrir puisqu’elle donne accès à la fée-serpente Mélusine dite souvent Mère Lusine, qui nous rend si fébrile.
Avec Valentine Haegel, les livrets virent au livre-objet (une plaque compacte s’étoile d’un robinet) tandis que, dans une « vague de papier », Ondine fait une nouvelle incursion mythologique.
Avec le peintre Jacques Cauda, on voit se propager une « onde cérébrale » où « requins pirates et sirènes » s’entrechoquent.
En compagnie de la peintre Mylène Besson, Angèle Casanova instruit un dossier où l’eau est apparemment coupable d’avoir transformé des livrets en buvard. Mais n’est-ce pas là l’occasion rêvée de célébrer un inattendu Corset en peau d’homme ?
Enfin, le peintre Patrick Jannin ouvre son livre comme on ouvre un sexe féminin dont les « ondes odorantes » s’activent et hâtent le plaisir. La dimension érotique se dit crûment là où prudemment les fantasmes la voilent.
La collection L’eau et les rêves a donc suscité des variations multiples, sans trêve aucune. Le rêve se révèle être souvent un allié, et Gaston Bachelard remarque très justement que « la vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité », mais il ne manque pas d’ajouter que « la barque de Caron va toujours aux enfers » avant de conclure, péremptoire : « La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie ».
Peintres et poètes se sont alliés pour accueillir le meilleur et affronter le pire au sein de ce « monde de l’art » qui, comme l’affirme René Char, « n’est pas le monde du pardon ».
Daniel Leuwers
Poète initiateur du concept de livre pauvre