En résumé
Les livres pauvres réalisés sur la thématique « L’eau et les rêves », reprenant le titre d’un célèbre essai de Gaston Bachelard, ont été initiés par le poète Daniel Leuwers à l’occasion de l’exposition toulousaine « Livres pauvres : arts et poésies mêlés » (8 mars – 25 juin 2022). Cette collection de livres qui décline un concept particulier de « livre d’artiste », réunit 40 œuvres de poètes, peintres, plasticiens de la France entière et enrichit le corpus patrimonial contemporain de livres d’artistes et livres illustrés de la Bibliothèque de Toulouse.
Chapitre 1« Livre pauvre », une appellation paradoxale pour un livre d’artiste
Le « livre pauvre » est une terminologie désignant un genre particulier de livre d’artiste élaboré à partir d’une feuille pliée manuscrite et enluminée, fruit de la collaboration créative entre un poète et un peintre ou plasticien.
Ce concept original, par la facture du livre mais surtout par ses conditions d’élaboration, a été initié au début des années 2000 par le poète Daniel Leuwers. Né de sa fréquentation de poètes, notamment celle de René Char, et de ses propres créations, le livre pauvre a été imaginé comme un espace de création libre qui n’a en réalité de pauvre que le nom.
Le livre pauvre doit en effet son appellation paradoxale à ses conditions de fabrication et de diffusion : il est fait à la main, reproduit par les créateurs en 4 exemplaires, sans intervention d’imprimeur ou d’éditeur ; il échappe au circuit marchand, est manuscrit et illustré par un auteur et un artiste… C’est donc son caractère singulier, par le processus de création et par la volonté affirmée de le soustraire à la spéculation commerciale qui en fait sa richesse. Les 4 exemplaires réalisés sont donc répartis pour le n°1 dans la ville de présentation pour la conservation, le n°2 à l’auteur, le n°3 à l’artiste (si l’écrivain et l’artiste sont une même personne, les n° 2 et 3 sont leurs), et le n°4 reste lui en possession de Daniel Leuwers pour des expositions régulières dans différentes institutions.
Chapitre 2Livre pauvre, livre riche
Véritable livre d’artiste, le livre pauvre mêle donc la langue graphique à la langue littéraire dans l’espace clos du papier, simple feuille pliée ou de construction plus complexe par plis, découpes et collages. Ainsi, pour reprendre la formule de Stéphane Mallarmé « Devant le papier, l’artiste se fait ».
Il s’agit par cette double écriture par matières et mots de proposer un maillage du visible et du lisible, le texte n’étant pas seulement une illustration du dessin, le dessin n’illustrant pas seulement le poème. Le papier dans sa plus forme la plus simple est métamorphosé par les artistes et poètes. Le livre pauvre s’appréhende ainsi sous le regard du visiteur comme un objet sculptural né de la ligne et de la couleur, de la phrase et du dessin, écriture et peinture mêlées dans un espace tendu.
Si le livre pauvre se définit par opposition aux livres de luxe auxquels sont souvent associés les livres d’artiste, il n’en demeure pas moins qu’il puise sa richesse dans la singularité de la démarche gratuite alliée à l’exigence et la rareté que constitue la collaboration entre un poète et un peintre. Objet unique même dans sa reproduction, le livre pauvre se nourrit de tous types d’écriture (dans sa matérialité même et les inspirations des créateurs) et de toutes techniques (peinture, aquarelle, gaufrage du papier, collages, découpes,…)
Les 40 ouvrages de la collection « L’eau et les rêves » proposent donc dans cette lignée un large champ d’exploration visuelle et poétique à l’imaginaire des flux que suggère la thématique. Il y est question de mémoire (Rien qu’un mauvais rêve,…), de langue (L’impossible poème de la mer, L’ivre d’eau,…), de paysage (Levée de l’aube,..), de corps (Corset en peau d’homme,…), etc.
Chapitre 3Des collections de livres pauvres
Chaque appel à création de livres pauvres est soumis à une thématique. L’idée de la collection sous-tend en effet « le projet élitaire » de Daniel Leuwers – pour reprendre ses propres termes. Ce dernier sollicite ainsi de grands poètes et artistes autour de thèmes variés, leur envoyant des gabarits, provoquant les rencontres entre créateurs.
L’influence de Stéphane Mallarmé, dont le « Coup de dés jamais n’abolira le hasard » marque une révolution de l’espace poétique au début du 20è siècle, se retrouve dans les premières thématiques des collections initiées : « Rien, cette écume », « Un coup de dés »,… ; il y a en effet des résonances fortes entre l’univers mallarméen et le livre pauvre. On retrouve notamment l’importance du pli dans cet objet livre, jeu d’équilibre entre texte manuscrit et création plastique dans un espace restreint.
Au fil du temps et à la faveur de collaborations avec les établissements accueillant les collections, les thèmes se sont diversifiés : la collection « Ronsard » par exemple trouve sa place au prieuré Saint-Cosme, en hommage au poète qui s’est éteint dans ce lieu ; la ville de Belfort accueille la collection « De l’Allemagne » inspirée par les liens culturels entre la France et l’Allemagne ; « L’eau et les rêves » rejoint les collections patrimoniales de Toulouse, en écho à l’importance fluviale dans la ville.
Ainsi poètes et artistes appariés par le « chef d’orchestre » des collections Daniel Leuwers, ou se sollicitant selon les projets, ont produit à ce jour près de 3000 livres pauvres : le poète Jacques Dupin, le premier a avoir accepté de participer à l’aventure, a été rapidement rejoint par d’autres grands poètes tels Michel Butor, Bernard Noël, Pierre Bergounioux, Max Alhau, etc. Tous les poètes participants nouant des collaborations multiples ou plus privilégiées avec différents artistes comme Jean Michel Marchetti, Max Partezana, Coco Texedre, Maria Desmée, etc.
Chapitre 4Richesse de la collection de livres d’artiste de la Bibliothèque de Toulouse
La Bibliothèque de Toulouse enrichit et conserve une collection de plus de 1000 livres d’artistes et d’ouvrages de bibliophilie au sein de ses réserves. L’établissement a en effet développé dès les années 1970 une politique active d’acquisitions de ce qui constituera le patrimoine de demain. Il participe ainsi au sein de la cité à la préservation et à la sensibilisation à la création contemporaine dans le domaine du livre.
Si les collections témoignent d’une attention particulière à la création régionale, avec par exemple les livres des artistes toulousains Odile Mir ou Philippe Minard, des éditions Sables, des poètes Gaston Puel ou Serge Pey etc., elles s’attachent aussi à constituer un panorama des différents courants de livre d’artiste, terme ambigu s’il en est tant il recouvre une typologie d’ouvrages différents. On y trouve en effet des livres de peintres, des artist’s books, de la poésie concrète, des livres objets, des réinterprétations graphiques de poèmes classiques, des « livres de dialogue » pour reprendre l’expression d’Yves Peyré.
« Réaliser à quatre mains un livre d’artiste, c’est partager un espace avec un(e) ami(e), c’est désirer ensemble un objet commun, c’est donner et recevoir, c’est transformer l’espace de la page en lieu d’une intimité partagée. »
Mylène Besson, artiste du livre pauvre Corset en peau d’homme (Res. B XXI 98)
réalisé avec Angèle Casanova, à propos de ses ouvrages de collaboration
La Bibliothèque de Toulouse conserve notamment dans les différents genres évoqués des livres illustrés associant poète et peintre comme Les Poèmes d’Edgar Poe traduit par Stéphane Mallarmé et illustrés par Édouard Manet en 1889 ; le livre Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard du même Mallarmé publié par la NRF en 1914 qui a révolutionné au début du 20è siècle la matérialité du poème dans l’espace du livre.
Mais aussi le Twentysix gasoline stations de l’américain Ed Ruscha, premier artist’s book des années 1960 ; une vingtaine de livres de l’artiste Pierre Lecuire participant à son dessein d’œuvre totale ; les ouvrages plus récents de la poétesse plasticienne Fabienne Yvert qui revisite l’objet livre dans ses formes, par la langue et avec humour, ou encore les livres pop up en édition limitée de Philippe Huger et ses multiples d’art, qui vont d’ailleurs faire l’objet d’un don par l’artiste à la bibliothèque en 2023,…
Un autre genre de livre d’artiste fortement représenté est le livre manuscrit. On peut signaler par exemple la trentaine de livres d’artiste réalisés par Michel Butor (1926-2016), l’un des poètes les plus prolifiques dans ce domaine, qui participe à l’une des lignes de force de la collection toulousaine.
À l’origine de plus d’un millier de collaborations artistiques entre 1962 et 2016, Michel Butor a bien souvent inversé le processus créatif habituel en favorisant l’antériorité de l’image sur le texte. Il a donc naturellement pu répondre aux sollicitations d’artistes pour les collections de livres pauvres de Daniel Leuwers.
Les 40 livres réalisés à l’occasion de l’exposition « Livres pauvres : arts et poésies mêlés » et donnés à la bibliothèque par le poète Daniel Leuwers constituent donc un ensemble faisant sens, qui enrichit la collection patrimoniale contemporaine de l’établissement d’un projet povériste.
Murièle Modély
Bibliothécaire chargée des collections de livres d’artistes à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine
Le livre pauvre, Daniel Leuwers éditions Tarabuste, 2003
Yves Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre 1874-2000, Gallimard, 2001