En résumé
L’historien de l’art Julien Michel évoque dans cet article les liens entre le livre pauvre et le numérique, deux mondes paraissant a priori éloignés l’un de l’autre. L’espace virtuel offre pourtant, en plus de la possibilité conservatoire des œuvres par la numérisation, l’opportunité de toucher un public plus large, poursuivant ainsi l’objectif inscrit dans le concept même du livre pauvre : une poésie pour tous hors des cercles bibliophiliques ou de spéculation. Le numérique offre par ailleurs des territoires neufs d’exploration pour les créateurs, ouvrant des interrogations sur le livre, forme, contenu et medium.
Le livre pauvre semble plutôt étranger à la sphère numérique. Cette feuille de papier pliée en deux, ornée d’un texte manuscrit et d’interventions plastiques originales, paraît hermétique à l’emprise croissante du virtuel sur la réalité.
Il est pourtant le lieu revendiqué d’explorations incessantes qui touchent aux limites du codex, c’est-à-dire du livre fait d’un assemblage de feuilles reliées en cahiers. Dans sa forme la plus pauvre, la pratique initiée par Daniel Leuwers en 2002 interroge le caractère statique du livre familier et, goûtant la poésie matérielle, piétine encore à la lisière de l’immatérialité totale : l’appauvrissement, la réduction de la matière, oui, mais pas son abandon complet.
Parmi les 3000 titres ne percent que de timides incursions dans l’espace digital, dont celui entièrement tapuscrit et relié de spirales par Geneviève Guétemme (Charges) ou d’autres ouvrages dont le texte n’a pas été écrit directement sur la feuille mais à l’ordinateur, avant d’être imprimé, découpé puis collé sur la page.
On a également à l’esprit le projet d’inventaire en ligne des collections, brièvement imaginé en 2012 puis rapidement abandonné : de telles tentatives restent encore isolées.
Chapitre 1La poésie pour tous
Pourtant l’horizon virtuel du livre pauvre pourrait s’éclaircir à l’heure où la Bibliothèque d’Étude et du Patrimoine de Toulouse propose, à l’occasion de l’exposition « L’eau et les rêves », ce riche dossier numérique. Dans la lignée des catalogues illustrés parus chez Gallimard, Somogy et autres, la documentation povériste s’enrichit d’un relais numérique et invite à réfléchir davantage sur le potentiel de nouveaux outils. Certes le livre pauvre, qui dispute à l’œuvre d’art son « aura », y voit là une révolution profonde de ce qui l’a jusqu’à maintenant guidé mais l’entreprise s’est toujours voulue aventureuse, et trouve là de quoi renverser définitivement les codes du codex.
Or le numérique propose un éventail de possibilités qui ne doit pas être réduit à la circulation du livre pauvre, bien que l’efficacité des réseaux sur lesquels circule l’information ait déjà convaincu certains participants.
Transposé du papier à l’écran, l’ouvrage échappe d’abord à l’« arrogance possessive des riches » dont se méfie Daniel Leuwers : le livre d’artiste subit souvent le jeu des spéculateurs qui s’arrachent par exemple aujourd’hui l’édition originale de Twentysix Gasoline Stations (1963) de l’américain Ed Ruscha, premier livre d’artiste contemporain, vendu à l’origine 3,50$ et valant aujourd’hui près de 35 000$.
Plus que cela, le livre pauvre peut surtout tirer profit du numérique pour aller à la rencontre d’un lectorat décuplé. Ses expositions l’ont déjà entraîné de New York à Saint-Pétersbourg, de Haïfa à Bruxelles, Milan et désormais Toulouse. Au Web d’entretenir ce rayonnement, aux povéristes eux-mêmes de prendre part à la diffusion des livres – comme Angèle Casanova documentant la création des siens.
Dans un petit dossier rédigé en 2012 par Daniel Leuwers, on lit aussi qu’un cycle de vidéos a été un temps envisagé, sous forme d’interviews et de présentation de livres pauvres et dans la perspective idéale de leur diffusion à la télévision.
C’est la démythification de l’art, l’abolition du voile qui cache l’artiste au regard du public. Le numérique est une vitrine, une galerie infinie d’images parmi lesquelles le livre pauvre peut se faire une place et toucher des lecteurs toujours plus nombreux. Sans eux, le livre n’est pas ou alors cantonné aux étagères où il prend la poussière : plus le public touché est large et plus le livre pauvre se nourrit de son intérêt.
Sa numérisation l’éloigne un peu plus de l’élitisme dont il se défend. Elle élargit l’accès aux collections povéristes, permet à chacun d’en découvrir les œuvres et de se les approprier, de retrouver aussi l’intimité du lecteur seul face au livre. Plus de parcours muséographique, plus de contorsions (physiques et intellectuelles) face à l’objet mais une navigation libre – autant que le permettent les deux seules pages de l’objet – via le défilement, l’interface, qui redonnent sens au rôle du lecteur dans la mise au monde du livre. C’est d’ailleurs en fonction de ces possibilités que le livre doit être numérisé. Pour des auteurs comme Florence Jamet-Pinkiewicz, il faut imaginer un « design d’expérience ». Aussi dans la numérisation il faut conserver ce semblant d’interactivité que nourrissent les efforts du lecteur devant l’original povériste lorsque, exposé, le livre invite le regardeur à se déplacer autour pour mieux en apprécier toutes les facettes et découvrir ce que les plis parfois démultipliés et entrouverts peuvent cacher.
Une telle idée est déjà cultivée par les imitations « kitsch » que remarque en 2003 Johanna Drucker, spécialiste du livre d’artiste, alors qu’elle évoque le mimétisme des premiers livres numériques tentant de copier les éditions physiques, simulant de manière plus ou moins subtile la reliure centrale, la texture du papier, le bruissement des pages tournées. La « pauvreté » de ces tentatives à laquelle renvoie Drucker n’est pas sans rappeler celle que revendique justement le livre… pauvre. Tous les moyens sont en fait bons pour réinterpréter les codes livresques, jusqu’à l’appauvrissement extrême des formes qui n’exploite finalement qu’un peu plus la « potentialité magique » du support : on peut tout à fait espérer par-là la réhabilitation de la manipulation du livre pauvre, geste profanateur mais normalement nécessaire. Là où l’original est sous une cloche de verre (Romorantin, 2009) ou dans une vitrine (comme à Sète en 2017), son avatar numérique est accessible immédiatement, gratuitement et n’importe où.
L’injonction contemporaine au « tout, tout de suite et partout » guette, mais on signale que les povéristes ne sont pas tout à fait des modèles de la surconsommation, tant le genre s’affirme en marge des pratiques artistiques actuelles – et du marché. Reste que le digital, à renforts d’écrans tactiles et de réalité virtuelle, achève la restauration du lien physique entre le lecteur et le livre, et le « réenchantement du geste du feuilletage ».
Puisque l’espace virtuel est décidément « magique », il préserve enfin l’objet de sa disparition programmée. Le livre pauvre fait l’apologie d’un papier modeste, « illuminé » mais voué à une dégradation certaine. Or la numérisation offre une issue à la course du temps et au dilemme de la restauration, contraire à la promesse faite d’un objet sans prétention, qui se refuse aux techniques onéreuses propres aux œuvres d’art. L’original reste en réserve, à l’abri, mais sa copie numérique jouit elle d’une longévité quasi infinie. Là encore, la poésie de la matière éphémère est mise à mal : plus pragmatiquement pourtant, l’intérêt est celui des générations futures et des chercheurs désireux de s’emparer de l’aventure povériste pour l’étudier à leur tour et en faire la promotion. Aujourd’hui dispersé entre Tours, Nantes, Angers, Belfort, Sète, etc., le fonds povériste a d’ailleurs tout à gagner dans cette réunion.
Chapitre 2De la page à l’écran : les nouveaux territoires povéristes
L’ouverture du livre pauvre à la voie virtuelle dépasse néanmoins la seule motivation conservatoire et le numérique a plus à offrir aux créateurs. Son espace est celui d’un dialogue initié par toute une frange de l’art contemporain à l’occasion du développement de l’informatique, au moment où le champ des possibles numériques a nourri la curiosité de créateurs éclairés : David Paton, qui s’intéresse aux livres « au croisement du codex et de l’environnement numérique », évoque l’artiste Sonja Strafella et son Violinator (1991), un leporello (livre en accordéon) suggérant – de façon provocatrice – « la possibilité d’avoir plusieurs fenêtres ouvertes sur l’écran » : la reliure choisie compartimente et autonomise les pages. Or les leporellos sont nombreux dans les fonds povéristes à illustrer cet intérêt pour « quelque chose de plus complexe, de plus suggestif et non linéaire ». La narrativité allégée, abandonnée, ouvre la voie à la virtualité. Paton nomme aussi Antibody (1994) de Belinda Blignaut, dont les pages en acétate sont transparentes et permettent de voir la totalité du livre d’un seul regard, à rebours des recto/verso habituels ; ou Breaking Doll de Chris Diederick, multipliant les pop-ups dans lesquels Paton reconnaît le principe des liens hypertextuels, renvoyant à des idées connexes.
Outre la double page unique qui rend possible l’observation du livre pauvre d’un seul regard, les pop-ups y éclosent aussi nombreux, au Goutte à goutte chez Angèle Casanova avec Myriam Oh, ou avec Patrick Jannin pour Rive Droite, chaque fois dans la collection L’eau et les rêves. Ce que Paton renvoie à la double nature du livre d’artiste rapprochant parfois l’interactivité numérique du codex analogique, les livres pauvres le mettent aussi en action.
Du livre numérisé à celui numérique, il n’y a qu’un pas : entre la page et l’écran, leporello et pop-up introduisent dans la réflexion la part du numérisable que recèle le geste pauvre. On s’interroge alors sur la possibilité du passage au tout-virtuel, à l’heure où les livres numériques n’ont d’ailleurs plus grand-chose à voir avec le codex, et la question se pose de leur dénomination : comment nommer ce qui s’apparente désormais plus à un véritable environnement digital, où les repères habituels sont abolis et où les fonctionnalités proposées dépassent ce que l’édition ordinaire peut offrir ?
Du côté povériste, l’écriture manuscrite et de l’intervention plastique originale ont été définies comme les ressorts fondamentaux de l’expérience povériste, mais la déconstruction matérielle qui les accompagne pourrait aussi trouver sa voie dans l’abandon total de la matière, en plus d’offrir de nouvelles façons de faire. On imagine par exemple un véritable environnement povériste numérique, jouant des pages Web comme des pages papier, devant néanmoins chercher une autre forme de pauvreté à cultiver, là où la matière n’a plus sa place ; ou un livre réalisé en temps réel devant un public connecté, préférant l’immédiateté au temps long dans lequel s’inscrivent aujourd’hui la collaboration entre l’écriture et l’enluminure. La spontanéité a déjà une place dans les rangs povéristes, dans la préservation par exemple des ratures, mais l’authenticité s’enrichirait d’une forme d’automatisme : les surréalistes en célébraient la poésie, écrivant ou dessinant en laissant aller la main sur le papier, libre.
L’outil numérique intéresse dans sa dimension interactive et avec l’artiste et l’auteur, c’est aussi le public qui, d’une certaine manière, est mis à contribution. La page dématérialisée s’offre au curseur de chacun, démultipliant les compagnons de jeu potentiel. Rarement les réalisations originales comptent plus de trois, quatre auteurs, mais l’éventuel recours à l’ordinateur peut rendre plus fluide encore la participation d’autres povéristes à un même ouvrage, d’autant plus nombreux à contribuer à ces cadavres exquis. Le public profite aussi de la transposition du livre pauvre au registre virtuel : puisque l’interactivité est l’une des conventions essentielles du livre numérique, imaginons qu’il puisse lui-même participer au processus, interagir avec le livre, pour mieux nous représenter l’étendue des possibles. Intégrer le lecteur à la conception même du livre, l’introduire au cœur de la réflexion, ne serait-ce pas l’ultime pied-de-nez aux conventions statiques que le livre pauvre entend renverser ?
Participatif, dynamique, il s’assure l’intérêt de lecteurs devenus acteurs – la « poésie par tous » de Stéphane Mallarmé élève le povérisme.
L’analyse des liens entre le livre pauvre et le numérique soulève donc plus de questions que de réponses, tandis « qu’à l’heure du numérique un texte ne peut plus être conçu comme un simple ensemble de mots [mais qu’il est] à la fois un contenu, une forme et un médium ». On comprend l’engouement poétique pour la forme des povéristes mais celui-ci ne peut plus s’y limiter et, à pas feutrés, le virtuel s’immisce dans la pratique des participants, conscients de l’intérêt de l’ouverture à ce nouvel environnement. Par le biais de la documentation, de la valorisation, de l’interaction aussi, la dématérialisation de l’objet pourrait bien devenir un moyen du livre pauvre.
Telle que la définit Walter Benjamin dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanique », publié dans la revue allemande Zeitschrift für Sozialforschung (5e année, 1, 1936, p. 40-68) puis édité en 1955 par Theodor W. Adorno dans sa version finale, sous le titre L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Johanna Drucker, The Virtual Codex from Page Space to E-space, conférence donnée au Séminaire sur l’Histoire du livre de l’Université de Syracuse, le 25 avril 2003.
Marcel Mauss (1903), cité dans Florence Jamet-Pinkiewicz, L’infini du livre : entre numérique et tangible, Sciences du design, 2018/2, n° 8, p. 85.
Florence Jamet-Pinkiewicz, loc. cit.
David Paton, Naviguer dans les livres : le livre d’artiste et l’interface numérique [en ligne], à l’occasion d’un Congrès mondial dur les bibliothèques et l’information à Durban (Afrique du Sud), le 3 juillet 2007.
Gaëlle Debeaux, citée dans Anne Chassagnol, Gwen Le Cor, Textures : l’objet livre du papier au numérique [en ligne], Sens public, 15 juin 2021.