Claire Dé

« Je crée des livres dans lesquels je mets en scène des images photographiques pour exprimer, raconter, donner à voir et à jouer un petit quelque chose qui pourrait participer à la vie de nos sens, éveiller en nous de la poésie […] se faire du bien avec du beau. »

Propos de Claire Dé recueillis à l’occasion de l’exposition Clic Clac

En avril 2021, Claire Dé nous a accordé un entretien à l’occasion de l’exposition « Clic Clac, la photographie dans la littérature jeunesse » et de la mise en place de son dispositif « Saperlipopette » à l’attention des tout-petits.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours de photographe plasticienne ?

J’ai un parcours assez atypique… Je suis venue à la photographie et aux arts visuels en commençant par des études littéraires et de sciences humaines. À l’issue d’une hypokhâgne et d’une khâgne en Bretagne où j’ai passé mon enfance, je suis venue à Paris pour préparer, dans un premier temps, une licence de lettres modernes, et là… Cela a été la révélation, la claque ! Le bouillonnement de la vie culturelle et artistique parisienne des années 90 a répondu à merveille à ma soif inextinguible de découvertes. J’avais vingt ans, la fac était remplie d’étudiants français et étrangers. Je découvrais avec joie les concepts de littératures étrangères, de multiculturalisme, d’échanges interculturels… On arborait fièrement le badge de « Touche pas à mon pote ». J’étais boulimique de films, de livres, d’expositions, de pièces de théâtres, d’images fortes et de sensations nouvelles. Tout ce qui avait trait à la différence, à l’étrangeté me fascinait. Je pense que cela a été déterminant pour moi.

Compte sur les doigts, Claire Dé, Les Grandes Personnes, 2016

Mon enfance assez sobre, entre nature et bord de mer, où la vie en extérieur a tenu une place essentielle, m’avait énormément nourrie sur le plan sensoriel et visuel. La beauté des paysages, des matières naturelles, l’élan des jeux créatifs, des bricolages incessants de ces premières années, ont trouvé soudain une forme d’aboutissement dans la découverte du monde de l’art, de la scène et de la littérature. J’ai compris que la création pouvait être une façon de vivre et que ce serait la mienne. Je me suis mise à chercher ma place entre l’image, l’espace, la matière et le texte. Cela m’a pris du temps, plusieurs années. Différentes expériences d’écritures, mais aussi visuelles, filmiques et théâtrales m’ont progressivement amenée à faire le choix d’être auteur. Auteur de livres visuels. Je m’y suis mise totalement à trente ans.

Dans votre univers créatif, le livre occupe une place essentielle, comment la rencontre s’est-elle faite avec l’édition jeunesse ?

Le livre m’offre la possibilité géniale de pouvoir réunir l’image, l’écrit (l’absence de texte ne signifiant pas l’absence d’écrit), mais aussi le mouvement par l’action de feuilletage du lecteur, de déploiement des pages… J’aime l’idée que le livre me permette de jouer en même temps avec plusieurs disciplines artistiques à travers l’unité formelle d’une seule et même proposition.

Aujourd’hui, avec un peu de recul, je pense que le choix de la photographie, qui s’est imposée assez naturellement dans mon travail d’auteur, a été motivé par plusieurs facteurs. D’abord, l’image photographique est une formidable façon de contourner, même partiellement, la difficulté de faire l’expérience directe, dans le livre, du volume, de la matière ou de la lumière, comme au contact avec une œuvre au musée, ou encore pendant une représentation théâtrale sur scène. Si la photographie ne donne pas directement à toucher les matières ou la lumière, elle peut, par contre, les magnifier. Les livres tactiles m’ont toujours laissée un peu sur ma faim, à l’exception par exemple d’un album comme Ali ou Léo de Sophie Curtil… Le pop-up ne correspond pas non plus à ma façon de voir, c’est trop mécanique pour moi. La photographie, tout en me permettant de jouer pleinement avec le réel et d’inscrire mon imaginaire dans l’interstice qui se glisse entre le monde et son image, m’offre le plaisir de pouvoir mettre en scène, et ce à deux moments différents : d’abord, quand je prépare mes prises de vue, puis quand je travaille sur la construction de l’album. J’essaye toujours de visualiser le livre sur lequel je travaille comme une architecture d’images, avec un fonctionnement qui lui sera propre, mais suffisamment ouvert pour permettre au lecteur d’y trouver son propre chemin. La photographie m’offre enfin l’incroyable possibilité de voir et de donner à voir le monde par la couleur.

À toi de jouer !, Claire Dé, Les Grandes Personnes, 2010

La rencontre de mon travail avec l’édition jeunesse s’est faite spontanément. C’est dans cet univers que je me sens naturellement à l’aise avec le désir d’essayer de proposer aux enfants quelque chose de différent dans leur découverte de l’objet livre. J’ai eu la chance moi-même de vivre, enfant, de grands moments de lecture, de vrais chocs esthétiques et émotionnels. Ces expériences positives ont été constitutives.

L’identité de l’édition jeunesse repose pour moi sur un doux paradoxe : c’est un espace d’une grande liberté de création et pourtant, tout n’y est pas possible au regard des problématiques en lien avec le développement de l’enfant. C’est peut-être cette forme de résistance de forces opposées qui m’intéresse et me donne envie de créer des albums qui échapperaient à une définition trop restrictive de l’album jeunesse. En fait, je crois que je déteste les cases. Je suis réfractaire aux étiquettes et à toute forme d’enfermement.

L’édition jeunesse me convient enfin parce qu’elle conserve une forme de légèreté et d’humilité. Même si elle est aujourd’hui un important secteur professionnel, on reste dans un univers plutôt cool et accessible qui participe à la fois au monde de la création et à celui de l’éducation. La fréquentation des enfants me donne de la joie de vivre.

À chacune de vos publications, vous investissez et renouvelez le genre de l’imagier pour les tout-petits, comment appréhendez-vous ce genre, quelle définition en donneriez-vous aujourd’hui ?

Pour être honnête, je suis souvent assez embarrassée quand on me renvoie à cette question de l’imagier car elle a une connotation historique un peu vieillotte. Elle fait référence à des livres porteurs de relations textes-images assez tautologiques. Je ne cherche pas à recenser ou à nommer le monde dans mes livres, mais plutôt à jouer avec même si je m’appuie sur la construction de séries. L’appellation « d’imagier moderne » n’est guère plus satisfaisante. En fait, je crois que j’ai du mal à arrêter une définition de mon propre travail. Il évolue, il change, il s’échappe… Ce qui m’obsède, c’est de ne jamais refaire le même livre, d’où la nécessité de laisser du temps au temps entre deux albums. J’ai besoin d’avoir l’impression de découvrir de nouvelles choses tout en étant enrichie par mes précédentes expériences.

Qui suis-je ?, Claire Dé, Les Grandes Personnes, 2018

Pour faire une tentative de définition, je dirai que je conçois et crée des livres dans lesquels je mets en scène des images photographiques pour exprimer, raconter, donner à voir et à jouer un petit quelque chose qui pourrait participer à la vie de nos sens, éveiller en nous de la poésie, le plaisir de vivre une expérience esthétique, se faire du bien avec du beau… Je suis plutôt à la recherche du partage de quelque chose de sensible, de joyeux… J’aime l’idée de faire des livres amples qui ne s’épuisent pas à la première lecture.  Plus concrètement, j’essaye d’un livre à l’autre, d’explorer différents formats, différentes épaisseurs et souplesse de papier, différents systèmes d’ouverture des pages… Voir ce que cela provoque, comprendre ce qui se passe… Avec Ouvre les yeux !, je suis partie de la forme classique du codex pour essayer d’en faire un livre promenade, une forêt d’images au fil des saisons dans laquelle le petit lecteur pourrait faire de belles cueillettes visuelles, ressentir des émotions, pratiquer la lecture comme un jeu de balade, d’exploration de l’infiniment petit, de l’infiniment grand… Pour À toi de jouer !, mon envie était de faire un livre workshop un peu fou, avec autant de propositions formelles du papier que de propositions de jeux créatifs. Avec Arti Show, j’avais envie de jouer sur le choc visuel, d’apparenter le livre à la découverte de grands tableaux, à la scène du théâtre… Mes petits albums carrés cartonnés jouent sur le jeu de la série, de la gestuelle répétitive et Ô combien créative des mains… Qui suis-je ? prend la forme d’une galerie de portraits et de masques, grâce au déploiement en longueur des pages dans l’espace propre au leporello, et permet ainsi à l’enfant de bouger et lire en même temps.

Qui suis-je ?, Claire Dé, Les Grandes personnes, 2018

Parallèlement à vos livres, vous proposez des installations immersives pour le jeune public, comme c’est le cas pour l’installation « Saperlipopette ! ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le dispositif mis en place ?

Mes albums et mes installations jeux fonctionnent de pair. Je réfléchis aux deux en même temps, puisqu’il s’agit à travers les installations immersives d’élargir les possibilités offertes par l’album : donner à voir les images en grand, autrement qu’à travers le rythme de la pagination, dans un espace à 360° ; plonger littéralement les enfants dans des matières, des formes, des couleurs ! Leur faire vivre les éléments du langage visuel à l’œuvre dans les images, différemment, à une autre échelle, plus grande que leur propre corps, à l’inverse des albums qui sont souvent plus petits qu’eux… La version « zéro » de Saperlipopette ! présentée actuellement à Toulouse dans le cadre de l’exposition Clic-Clac est pour moi l’occasion de montrer un travail en cours de construction, l’idée étant de voir comment les enfants parviennent à s’inventer des histoires à partir d’une série de photographies sélectionnées dans le projet ainsi qu’une série de mots livrés au regard des visiteurs comme autant de graines à récits. Les images sont-elles pertinentes ? Fonctionnent-elles comme de bons déclencheurs ? Laissent-elles suffisamment de place à l’imaginaire et à l’invention ?

Je construis ce projet d’album et d’expo sur deux niveaux. C’est à la fois un projet sur les jeux qui traversent l’enfance, toutes sortes de jeux, des plus traditionnels comme les billes, les quilles, la marelle, Colin Maillard, à des jeux d’imagination ou d’invention… À ce thème des jeux enfantins, mis en scène simplement dans les images à travers des situations réelles de jeux en extérieur et en intérieur, vient s’ajouter celui de la création vue à travers le filtre du jeu. Comment mes photographies jouent-elles avec les couleurs, les formes, les motifs graphiques ? Comment les rayures, les pois, les carreaux jouent-ils ensembles pour composer un univers ?

Outre l’invitation à la découverte à l’imagination visuelle, l’installation propose aux enfants de composer au sol des tableaux éphémères à partir de motifs graphiques élémentaires en textile et en feutre épais.

Que pensez-vous de cette idée que l’on entend souvent de la part des prescripteurs, voire d’éditeurs selon laquelle la photographie dans la fiction ne solliciterait pas autant l’imaginaire des enfants que l’illustration graphique ?

Arti Show, Claire Dé, Les Grandes personnes, 2013

Je pense que cette soi-disant « différence de stimulation » de l’imaginaire ne vient pas de la nature du langage visuel en lui-même, dessin ou photographie, mais plutôt de ce que les images représentent, suggèrent, donnent à voir, à deviner, à imaginer, qu’elles soient dessinées ou photographiées. Par exemple, un dessin hyperréaliste sera peut-être un support moindre à la rêverie et à l’imagination qu’une photographie floue dans laquelle la lumière viendra complètement transformer le réel. Et réciproquement ! L’image photographique est très variée et extrêmement diversifiée. Les points de départ, les déclencheurs d’imaginaires ne sont peut-être pas situés au même endroit dans un dessin et une photographie. Le dessin peut en effet créer un monde imaginaire de toute pièce. La photographie va par essence davantage placer l’imaginaire dans un monde existant, lui donner une part d’étrangeté, de merveilleux, de fantastique…

Et pour terminer, pouvez-vous nous citer un livre, illustré de photographies ou pas, qui vous a marquée enfant et un.e photographe important.e dans votre parcours d’artiste…?

L’album marquant de mon enfance est un petit livre combinatoire de Patrick Raynaud intitulé 13824 jeux de couleurs, de formes et de mots publié aux éditions de l’École des Loisirs en 1973. J’avais 5 ans quand mes parents me l’ont rapporté de Paris. J’en ai un souvenir jubilatoire. Ce livre de jeu combine merveilleusement la poésie des mots, des formes et des couleurs. Sans le savoir, j’avais trouvé ma voie.

J’ai eu la chance de posséder également plusieurs livres photographiques dont Moriko, la petite japonaise de Dominique Darbois  qui me faisait rêver d’une culture si éloignée de la mienne et sur laquelle j’ignorais tout. Un autre album photographique d’un tout autre genre, intitulé Cocker mon ami, signé par Michèle Pellissier et qui racontait la journée facétieuse d’un jeune chiot, me développa un profond sentiment d’empathie pour cette attachante petite bête à poils. L’étrangeté des situations me laissait perplexe mais c’était délicieux et tout à fait enviable. Moi aussi, je rêvais de m’ébrouer sous le jet du tuyau d’arrosage dans le jardin, de manger la galette des rois en buvant une coupette de pétillant, et de m’endormir nichée dans les plumes un édredon douillet.

Ne donner qu’un seul nom de photographe est pour moi proche de la mission impossible. J’aime tout autant le travail en noir & blanc de Man Ray, Moholy-Nagy, Bill Brandt… que celui en couleur de William Eggleston ou Saul Leiter pour ne citer qu’eux. Mais j’adore aussi les mises en scène dingos de Jean-Paul Goude. Ou bien la poésie des polaroids de David Hockney. La peinture et la sculpture comptent également beaucoup pour moi. Les musées me manquent terriblement. Je suis en manque de promenades dans les galeries du Louvre. En attendant des jours meilleurs, je me console en feuilletant des beaux livres dans ma bibliothèque. Je peux compter sur eux…

Ouvre les yeux, Claire Dé, Les Grandes Personnes, 2011

Après des études dans le domaine culturel, Claire Dé, artiste photographe plasticienne, se tourne vers la conception d’albums pour la jeunesse et d’outils de médiation en volume. Elle a collaboré avec le Centre Pompidou et travaille sur des projets autour de la pédagogie de l’art. Depuis 2000, Claire Dé développe un travail plastique et photographique pour la jeunesse où l’image et le livre tiennent une place centrale. Ses chantiers artistiques qui s’emparent joyeusement du quotidien tentent de métamorphoser les objets ordinaires en objets artistiques, en matière créative. Porter un autre regard sur le réel. Inviter les enfants à faire « un pas de côté », à vivre un art de l’étonnement et de l’expérimentation tout en s’initiant au beau. Livres et installations dans l’espace, en dialogue, placent toujours le lecteur en position d’explorateur.
Au-delà du plaisir de jouer avec les formes, les couleurs, les matières, la lumière, Claire Dé aime explorer les possibilités de l’album et renouvelle ses propositions dans chacun de ses projets – Son site https://claire-de.fr/

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