Raconter des histoires : du réel à l’imaginaire

En résumé

Les albums narratifs pour la jeunesse illustrés par la photographie demeurent minoritaires au sein du genre en France. Il faut attendre une maîtrise des techniques de reproduction ainsi qu’une reconnaissance de l’utilisation de la photographie au travers d’expérimentations d’artistes, photographes, illustrateurs à partir des années 1920, pour voir ensuite l’offre d’œuvres fictionnelles se diversifier à la fin du 20e siècle grâce aux potentialités du medium – mise en scène, prises de vue réelle, photomontages, techniques mixtes etc.

Des premiers livres narratifs

En 1866 paraît au Danemark Fotograferede Børnegrupper du célèbre auteur Hans Christian Andersen. Ce court album de six pages est considéré comme l’une des premières productions de photolittérature pour enfants. Cet ouvrage a été réalisé à partir des clichés de Harald Paetz, photographe de la cour danoise, qui ont inspiré à Andersen des vers pour la plupart moralisateurs. Les techniques de reproduction n’étant pas encore développées, les photographies ont été tirées sur du papier albuminé.

Fotograferede Børnegrupper, Hans Christian Andersen, Harald Paetz, 1866

Chaque cliché de ce court album met en scène des enfants : filles et garçons se prêtent à la théâtralisation des situations dans des postures figées, caractéristiques de l’époque. La part belle est faite aux jeux d’enfants et à leur imaginaire, comme en témoigne la scène représentant une fillette endormie, livre à la main, avec, au second plan, des anges tout droit sortis de ses rêves, ou encore celui de l’enfant recréant un attelage imaginaire avec des chaises.

De la fin du 19e au début du 20e, la photographie est un marqueur de réel dans les histoires imaginaires. Elle sert à emporter l’adhésion du lecteur par la présence d’éléments réalistes, comme dans le roman de Jules Verne publié en 1862 Le testament d’un excentrique, ou le roman Sac à tout de la journaliste Séverine, publié au tout début du 20e siècle.

Si le premier est un roman d’aventures où la présence des clichés satisfait le désir de dépaysement et d’exotisme du lecteur, le second est une histoire fictive mettant en scène le propre chien de l’auteure : la photographie cultive l’illusion de réel dans ce récit imaginaire, ainsi le jeune lecteur éprouve-t-il une plus grande sympathie pour ce personnage qui existe réellement. Dans ces romans de la fin du 19e – début 20e, la primeur est cependant toujours accordée au texte sur l’image.

Dans Sac à tout, nous suivons les aventures d’un chien qui décide de quitter le cirque dans lequel il vit après la mort de sa mère. Il honore ainsi la promesse faite à cette dernière de rejoindre la journaliste Séverine à Paris. S’ensuivent des péripéties dans la capitale qui vont retarder les retrouvailles entre l’animal et la journaliste. La mise en page du roman est assez classique et nous avons une prépondérance accordée au texte avec des photographies insérées au fil du texte ou se déployant pleine page. Toutes les pages comportent néanmoins un encadrement graphique, déclinant des motifs divers : nœud, chaînette, ruban témoignant de l’importance accordée à l’illustration graphique dans le livre pour enfants.

La photographie joue également un rôle important dans les pratiques scolaires, dans une période où les pédagogies nouvelles invitent à une réflexion sur les apprentissages. Le roman scolaire Hors du nid, de l’inspecteur d’académie spécialiste de littérature canadienne Charles ab der Halden, illustré des photos de Laure Albin Guillot est par exemple publié en 1934 par les éditions Bourrelier pour les élèves de cours moyen.

Hors du nid, Charles Ab der Halden
photographies de Laure Albin Guillot, Bourrelier, 1934 – exemplaire de la bibliothèque Toulouse

Hors du nid est un récit à visée pédagogique qui nous raconte la vie d’un frère et d’une sœur contraints de quitter la maison familiale suite au décès de leur père. À travers leur exil, le jeune lecteur découvre ainsi d’autres pays et d’autres coutumes. Mais le roman exalte également, dans la lignée des mœurs de l’époque, le nécessaire attachement de l’enfant à sa terre natale. Les photographies proposées ici sont généralement plus illustratives que narratives avec des clichés des paysages des pays traversés mais certaines, comme celle de la couverture, suggèrent l’intériorité du jeune héros.

Bien que non mentionnée sur la couverture, la participation de la célèbre photographe Laure Albin Guillot, très active dans divers domaines de la photographie (portrait, presse, publicité) est significative dans cette période d’entre-deux-guerres marquée par le courant de la Nouvelle Vision. Elle a illustré de ses clichés d’autres ouvrages pour la jeunesse, dont le plus réputé est Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier.

La photographie constitue dans les années 1930 un domaine d’émancipation et de créativité artistiques pour de nombreuses femmes. Laure Albin Guillot, Ergy Landau ou encore Ylla se distinguent et proposent des livres pour enfants.

Focus sur Ylla, femme photographe d’exception

Ylla est une artiste dont les photographies animalières connaissent un grand succès dans les années 1930-1950. Ses albums pour la jeunesse ont profondément marqué l’imaginaire des enfants ; ses clichés issus de sa fréquentation passionnée des animaux domestiques ou sauvages ont en effet capturé avec nuance l’essence du monde animal…. De son vrai nom Kamille Koffler, Ylla commence sa carrière artistique comme sculpteuse à Belgrade, dans les années 1920. Elle s’initie à la photographie dans les années 1930 à Paris, auprès de la photographe Ergy Landau et participe, au même titre que d’autres femmes photographes de cette époque, à l’émergence du courant photographique de la Nouvelle Vision française. Elle délaisse progressivement les portraits de célébrités pour se consacrer à ceux des animaux, dont l’expressivité lui apportent rapidement la notoriété. Grâce à Charles Rado, fondateur de l’agence Rapho, ses photos paraissent également dans la presse et dans plusieurs ouvrages. Mais le second conflit mondial pousse un certain nombre d’artistes à l’exil, ce sera le cas pour Ylla qui rejoint les États-Unis en 1941. Sous la protection du MoMa, elle poursuit sa carrière outre-Atlantique où ses photographies illustrent de nombreux articles. En 1954, Ylla est considérée comme la plus grande photographe animalière. On lui doit quelques chefs-d’œuvre mettant en scène des animaux sauvages pour lesquels elle n’a pas hésité à prendre des risques. Ainsi pour Le petit lion, écrit par Jacques Prévert, elle propose des clichés de félins qu’elle a empruntés au zoo voisin de son domicile. Pour Deux petits ours, elle achète des oursons qu’elle nourrit au biberon et qui s’attachent à elle comme à leur propre mère… Sa passion pour les animaux la mènera à une fin tragique puisqu’elle trouve la mort à seulement 44 ans, en tombant d’une jeep lors de son dernier reportage photographique en 1955.

crédit photo Eric Schaal © 1946

… Aux expérimentations des avant-gardes artistiques des années 1930

Les mouvements d’avant-gardes bouleversant les milieux artistiques en Occident et en Russie vont influencer la création littéraire dès les années 1920. Constructivisme et surréalisme vont ainsi être à l’origine de quelques œuvres majeures en littérature jeunesse.

La photographe Claude Cahun et la poétesse Lise Deharme, toutes deux proches du mouvement surréaliste, produisent en 1937 Le Cœur de Pic, livre d’artiste destiné aux enfants.

Le Cœur de Pic, Lise Deharme, Claude Cahun, José Corti, 1937

La poétesse Lise Deharme et la photographe Claude Cahun composent un ouvrage à quatre mains. Aux 32 poèmes déclinant des motifs de la nature correspondent des tableaux photographiques surréalistes, des mises en scène empreintes d’onirisme. Rompant avec la tradition de l’époque, le livre propose aux jeunes lecteurs un voyage à travers deux narrations complémentaires, par les mots et l’image.

Le mouvement du constructivisme est également à l’origine de quelques créations de photolittérature pour la jeunesse d’une grande modernité. En Tchécoslovaquie par exemple, la maison Borov, reconnue pour la mise en œuvre des principes du mouvement (lignes, simplicité géométrique etc.), publie en 1936 Dášeňka, de l’un des plus grands auteurs tchécoslovaques du début du 20e siècle Karel Capek. Ce dernier avait initialement publié les aventures de son chiot en feuilleton dans un journal à destination des enfants en 1932.

Karel Capek réunit ses différentes chroniques et les agrémente de ses photographies et dessins dans un livre dont le succès ne se démentira pas au fil des rééditions. Dans Dášeňka, on retrouve à l’œuvre une simplicité des lignes, un souci de la typographie ainsi qu’un mélange d’illustrations graphiques et de photographies, diversement mises en page à la suite du texte.

Ces ouvrages novateurs pour leur époque, dans le traitement de la photographie et de sa mise en page dans l’espace du livre, sont aujourd’hui considérés comme de véritables classiques du patrimoine littéraire pour la jeunesse. Il a fallu attendre le début du 21e siècle pour qu’ils soient portés à la connaissance des lecteurs français grâce aux éditions MeMo qui rééditent Le Coeur de Pic, le Dachenka ou la vie d’un bébé chien, mais également l’album Animaux à mimer, autre chef d’œuvre des années 1920, conçu par Alexandre Rodtchenko, l’un des fondateurs du constructivisme russe, sur un texte de Tretiakov.

Des années 1950 aux années 1970, une période faste pour la photolittérature pour la jeunesse

Les années 1950 marquent un véritable âge d’or de la photolittérature pour la jeunesse. De nombreuses maisons d’édition – Nathan, Arts et Métiers graphiques, La Guilde du Livre, Hachette, etc. – publient des livres illustrés de photographies. Dans les productions de cette période, la photographie raconte autant que le texte et investit pleinement la double page.

Cette utilisation de la photographie s’inscrit également dans un développement plus large de l’album pour enfant et dans le souci après guerre d’aller à la rencontre de l’autre dans une vision humaniste du monde. La photographie se révèle alors un support privilégié de découverte de l’enfant d’ici et d’ailleurs, comme dans la collection « Enfants du monde » de la photographe Dominique Darbois aux éditions Nathan, ou l’album Horoldamba, le petit Mongol d’Ergy Landau.

Les bestiaires et récits animaliers illustrés de photographies deviennent des genres en vogue à partir de cette décennie. On y retrouve les albums d’Ylla, mais aussi en 1957, un des seuls albums jeunesse d’Ergy Landau, Le petit chat, accompagné d’un texte de l’écrivain poète et membre de l’Académie française Maurice Genevoix.

Le petit chat, photographies © Ergy Landau
texte de Maurice Genevoix, Arts et Métiers graphiques, 1957

Ergy Landau (1896-1967), installée comme photographe de portrait à Paris dans les années 1920, a développé une œuvre plus personnelle et humaniste au fil du temps. Elle a participé à trois albums pour enfants, dont Le petit chat (1957). Pour ce dernier, vingt-sept photos très expressives du félin ont été sélectionnées par l’auteur Maurice Genevoix pour nous raconter le quotidien de Pussy, chat malicieux. Le récit, à travers la voix de l’animal, prend à partie le lecteur et l’invite à feuilleter avec lui le livre. Si le texte se trouve parfois être une simple description des clichés, le ton enlevé et plein d’humour crée une complicité entre l’enfant lecteur et l’animal représenté.

De grands photographes publient donc pour les enfants pendant ces décennies : Ergy Landau avec Le petit chat, Ylla, avec Les deux petits ours en 1954 ou Le petit éléphant en 1955, publiés tous deux à la Guilde du Livre.

Photographie utilisée pour l’album Les deux petits ours, La Guilde du livre, 1954 ©YLLA/GAMMA RAPHO

La Guilde du Livre, maison d’édition suisse fondée en 1943 par Albert Mermoud, a été particulièrement importante dans l’édition de photolittérature pour la jeunesse.

Elle a contribué au changement du regard sur le medium, en publiant des albums illustrés qui ont rencontré un public nombreux, notamment grâce à sa structure éditoriale s’appuyant sur un club de lecteurs et proposant des ouvrages sur abonnement, par correspondance. À son catalogue, on retrouve de grands photographes tels Ylla, Albert Lamorisse, Robert Doisneau qui conçoivent textes et photos, ou s’associent à des auteurs tels Claude Roy ou Jacques Prévert pour ne citer que deux des plus connus d’entre eux.

« Un bon livre photographique n’est jamais l’addition d’un bon cliché à un autre bon cliché. Le signe + n’est jamais une clé de l’œuvre d’art, ni l’accumulation sa définition. Les livres qui ont fait date dans l’histoire du livre illustré de photographies ne sont pas ceux où les documents, et les textes qui sont leur contrepoint, s’ajoutent mécaniquement les uns aux autres, mais ceux où ils se multiplient l’un par l’autre. […] Il n’est pas d’œuvre d’art sans une idée derrière la tête, et un sentiment derrière les images. Un grand photographe n’est jamais, même s’il est un chasseur d’instantanés, un simple collectionneur d’instants. »

Claude Roy, in La Guilde du Livre. Les albums photo 1941-1977, Éd. Les yeux ouverts, 2012

La mise en scène d’objets pour un imaginaire du merveilleux

La Guilde du Livre a également réédité une série d’albums relatant les aventures extraordinaires d’une poupée de chiffon « Amadou », mise en scène et photographiée par Suzi Pilet, qui a connu un succès phénoménal auprès des jeunes enfants.

Dans le contexte florissant de publications d’albums photographiques, les suisses Suzi Pilet et Alexis Peiry ont créé et publié dès les années 1950 sept « Histoires d’Amadou ». Véritable succès éditorial, les enfants se sont attachés à ce personnage de la série qui s’aventure seul d’abord, accompagné de son chien Copain ensuite, dans de multiples péripéties. Considérées comme des classiques de la littérature pour la jeunesse en Suisse, quatre des aventures d’Amadou ont été rééditées par les éditions la Joie de Lire en 2013.

La bâche : Amadou acrobate, Alexis Peiry et Suzi Pilet © Éditions La Joie de Lire, 2013

L’épisode de La bâche raconte l’amitié d’Amadou pour un routier, auquel il confie sa peine d’être mis à l’écart par ses camarades de classe. Grâce à la « bâche », la casquette que le routier lui offre, Amadou reprend de l’assurance… L’écriture photographique de Suzi Pilet donne à voir des scènes poétiques, par le cadrage, la maîtrise des détails et le parti pris narratif complétant le texte.

Le recours à la photographie d’objets ou personnages mis en scène est une des techniques d’illustration présentes dès la première moitié du 20e siècle. On retrouve ce procédé à l’œuvre notamment dans les contes. Le genre, de par sa définition même, se prête en effet facilement à l’introduction d’éléments fantastiques dans des situations réelles… Ainsi à la frontière brouillée entre réel et imaginaire dans le conte correspond cette utilisation de la photographie interrogeant le réel par sa représentation. Pour une série de contes de fées publiée par les éditions Rombaldi, Zoltan Zwerger photographie les poupées créées et mises en scène par Amélie Serkine dans L’histoire de Tom Tit Tot (1946) ou encore Aladin ou la lampe merveilleuse (1947).

La peine de Philomène, adapté du conte russe de K. Tchoukovski par Alice Orane, scénario de Véra Arnold, Éditions Albin Michel, 1947

Un autre conte publié également en 1947, La peine de Philomène, se révèle un livre étonnant nous contant la révolte d’objets domestiques en signe de protestation face au laisser aller de l’héroïne Philomène. La construction de l’album est particulièrement remarquable, puisqu’il offre trois niveaux de lecture complémentaires : le texte du narrateur sur la page de droite décrypte la fabrication du récit ; un autre texte sous la photographie de la page de gauche déroule le conte dans une typographie stylisée ; les photographies enfin illustrent de façon quasi surréaliste la scène décrite.

Les novélisations : l’album pour retrouver les héros des films

Certains albums adaptés de long-métrages reprennent des images de films, redonnant ainsi vie pour le lecteur aux personnages cinématographiques aimés… Ces adaptations ont fleuri dès la première moitié du 20e siècle, à partir des productions hollywoodiennes dans les années 1930 et des productions françaises dans les années 1950, lorsque émerge un cinéma destiné au public enfant.

Dès 1931 par exemple, le roman policier pour enfants d’Erich Kaestner Émile et les détectives (1929) est adapté au cinéma par le réalisateur allemand Gerhard Lamprecht, sur un scénario de Billy Wilder. Et ce sont les images de ce film qui illustrent le roman publié par les Éditions sociales internationales en 1932.

Si la pratique qui perdure encore s’apparente souvent de nos jours à un effet marketing exploitant le succès d’un film, certaines adaptations des années 1970 ont connu un véritable succès éditorial, par le travail graphique dans l’objet livre. Les albums d’Albert Lamorisse, Le ballon rouge ou encore Crin-Blanc, témoignent du succès de ces novélisations. L’œil photographique d’Albert Lamorisse et ses exigences dans la mise en page de ses albums participent au succès des livres auprès des enfants tout autant que le plaisir pour ces derniers de retrouver leurs héros sur grand écran.


CrinBlanc, Albert Lamorisse, L’École des loisirs, 1977

Crin-Blanc, réalisé en 1953 par Albert Lamorisse, est adapté en album la même année par les éditions Hachette. Le réalisateur propose aux jeunes lecteurs de retrouver les héros des films : il met au service de l’objet livre son talent cinématographique aux aspirations poétiques et sa passion première pour la photographie. La réédition nous restitue cette histoire d’amitié entre Folco, un jeune garçon épris de liberté, et un cheval sauvage, fougueux, déterminé à échapper à la captivité.

Renouvellement de l’imagerie dans l’édition jeunesse au tournant des années 1970

Les années 1970, marquées par les mutations profondes de la société française, voient l’édition jeunesse évoluer : le regard nouveau porté sur l’enfant entraîne une révolution dans les thèmes et le traitement graphique des albums.

Photographes, illustrateurs, graphistes venant de la presse, de la publicité ou de l’édition adulte collaborent avec des éditions innovantes, comme celles fondées en 1966 par Harlin Quist et François Ruy-Vidal, ou en 1975 « le Sourire qui mord » de Christian Bruel, qui utilise notamment le medium photographique pour interroger la relation entre réel et imaginaire dans son album Jérémie du bord de mer.

Christian Bruel explique comment l’histoire de Jérémie du bord de mer est née, sa méthodologie de travail ainsi que certaines des illustrations. Film produit par le CNDP pour le réseau Canopé

La maison d’édition Le sourire qui mord, fondée par Christian Bruel et le collectif « Pour un autre merveilleux » dans la mouvance post 68, avait pour credo de proposer des œuvres fortes, interrogeant notamment l’intériorité des enfants. Jérémie du bord de mer est un récit moderne dans lequel un jeune garçon découvre une nuit une petite fille dans sa chambre, et décide de l’élever. Mais l’enfant grandit très vite et, comme tous les enfants, elle finit par quitter son jeune parent. Conçu comme un conte, texte et illustrations oscillent entre rêve et réalité. L’illustratrice Anne Bozellec a ainsi privilégié un assemblage subtil de dessins et de photographies pour restituer cette bascule entre imaginaire et réel.

Dans les décennies suivantes, on assiste à l’émergence de maisons d’éditions ou de collections qui bousculent les représentations habituelles. Étienne Delessert, au sein des éditions Grasset, développe ainsi la collection « Monsieur chat », offrant un espace d’interprétation totalement libre de textes classiques à des artistes. C’est ainsi que le photographe suisse Marcel Imsand va proposer une version photographique du conte d’Andersen Le sapin en 1983. La même année, l’artiste photographe Sarah Moon offre aux jeunes lecteurs une version troublante du petit Chaperon rouge.

Le genre du conte semble propice à la réinterprétation symbolique dans cette rencontre entre imaginaire du récit et réalité de photographies. L’album de Sarah Moon, qui a été salué par la presse et qui a reçu le Prix Graphique à la Foire de Bologne en 1985, n’a cependant pas reçu un accueil favorable de la part du public et a pu alimenter l’idée de la violence du medium par le sous-texte de l’album, allusion à l’occupation ou à l’enfance abusée. Mais ces critiques ne s’appuient que sur une interprétation du medium comme « reproduction mécanique de la réalité », elles évacuent la dimension métaphorique des photographies de Sarah Moon, issue de son travail du flou et du noir et blanc, de la construction de ses photographies. L’artiste renouvelle l’interprétation du conte par son regard.

Foisonnement des propositions graphiques de la fin 20e – début 21e

Certains éditeurs font même le pari d’une ligne éditoriale dédiée au langage photographique. C’est le cas de Où sont les enfants ?. Ces éditions créées dans le Lot, actives entre 2004 et 2009, avaient fait le pari de ne publier que des albums illustrés de photographies, tablant sur l’intérêt des enfants pour des livres qui racontent « des histoires avec des mots et des photos ». Leurs livres explorent la diversité des modes de représentation avec le medium photographique. Juliette Armagnac utilise la technique de la mise en scène pour des prises de vues réelles retravaillées sur ordinateur dans Prénom Camille , histoire d’un enfant s’interrogeant sur son prénom ; Séverine Thévenet photographie ses mises en scène d’une poupée dans Litli, Soliquiétude.

Prénom Camille, Juliette Armagnac, Où sont les enfants ?, 2007
Litli, Soliquiétude, Séverine Thévenet, texte de Catherine Leblanc, Où sont les enfants ?, 2008

Dans le premier album, Prénom Camille, Juliette Armagnac propose un jeu sur le prénom et la perception par l’enfant qui le porte. Il y est question d’identité et de genre au fil des interrogations de l’enfant, avant sa rencontre avec son homonyme de sexe opposé. Dans le second, la photographe marionnettiste Séverine Thévenet propose le voyage onirique de Litli, à la rencontre de soi, dans la solitude et la quiétude de paysages volcaniques.

Où sont les enfants ? n’a malheureusement pas duré, ce qui fut aussi le cas de Passage piétons éditions, autre maison spécialisée dans la publication d’imagiers photographiques au tournant des années 2000. Isabelle Gautray, fondatrice de Passage piétons éditions, impute cet échec au fait que « la photographie fait peur », réaffirmant ainsi les réticences dont le medium a pu faire l’objet de la part de certains prescripteurs de littérature jeunesse.

Aujourd’hui cependant, les évolutions techniques et le numérique offrent de nombreuses possibilités d’invention ; Le medium photographique peut investir le rapport texte – images dans l’album de différentes manières. Dans À la mode de Jean Lecointre par exemple, l’humour réside autant dans l’étrangeté des assemblages numériques que dans le récit.

À la Mode, Jean Lecointre © Éditions Thierry Magnier, 2010

Jean Lecointre brosse avec humour la mode dans cet album avec des illustrations à base de photomontages colorisés. Il campe des silhouettes « kitsch » en accumulant motifs et objets qui n’ont, a priori, rien à faire là, accentuant l’effet d’étrangeté qui concourt à l’absurdité du texte et joue avec les références et les représentations.

Cette variété de déclinaisons du medium photographique offre donc un panel d’entrées dans l’imaginaire et permet aussi d’approcher de façon distanciée des sujets sensibles tels la guerre, la pauvreté, la maladie… C’est le cas de l’album Ma mamie en Poévie qui aborde le sujet délicat de la maladie d’Alzheimer. Aux illustrations d’Elis Wilk mêlant collage d’éléments photographiques et aplats de couleur correspond un texte de François David à dimension surréaliste dans la réinvention du langage qu’opère la mémoire qui s’efface.

Néanmoins l’usage de la photographie reste toujours minoritaire dans la fiction jeunesse, mais cela relève davantage d’une tradition de l’illustration graphique que de freins techniques ou de réception du medium. Des éditeurs n’hésitent en effet pas à proposer des albums narratifs illustrés de photographies. De Thierry Magnier aux éditions Les Grandes Personnes en passant par MeMo, tous explorent les potentialités du medium. La photographie raconte des histoires de mille et une façons : en mettant en scène des objets, par des prises de vues réelles, des créations de décors, en mélangeant les techniques graphiques, par collage numérique,… Elle investit l’iconotextuel à l’œuvre dans la littérature jeunesse, accompagne, initie, crée le récit, interroge le réel, s’affirmant ainsi comme un foyer fécond pour l’imaginaire des enfants.

« La photographie ce n’est pas le réel, c’est un regard sur le monde… Par ce regard, on fait un focus sur quelque chose, on cadre, on sélectionne. Il y a des choses que l’on ne montre pas, qu’on ne voit pas. C’est comme la peinture ou l’illustration, c’est un outil, mais chaque outil a ses spécificités, et selon ce que l’on veut raconter, il faut faire le bon choix. Quand on fait le choix de la photographie, c’est qu’on veut s’ancrer dans le réel. Mais une bonne illustration, c’est celle qui va laisser de la place à l’imaginaire quel que soit le medium et la photographie permet ça… du moment […] qu’entre le texte et l’image il y a encore plein de choses à construire : le lecteur s’implique et trouve sa propre place dans le livre. »

Propos de Juliette Armagnac, recueillis lors d’un entretien réalisé en mars 2021 pour l’exposition en ligne Clic Clac

Séverine est une journaliste féministe engagée du 19e siècle. Elle est la première femme directrice d’un journal, le Cri du peuple à la suite du décès de son fondateur Jules Vallès en 1885. En 1903, elle publie Sac à tout, un roman pour la jeunesse. Dans la dédicace initiale, elle ne manque pas de relever les conditions de son temps par un parallèle avec le héros de son roman : « Parce que je ne suis « qu’une » femme, parce que tu n’es « qu’un » chien, parce qu’à des degrés différents, sur l’échelle sociale des êtres, nous représentons des espèces inférieures au sexe masculin — si pétri de perfections ! — le sentiment de notre mutuelle minorité a créé entre nous plus de solidarité encore, une compréhension davantage parfaite. »

Laure Albin Guillot est une photographe française majeure de l’entre-deux-guerres. Elle s’est illustrée dans le portrait, la photographie de mode, la publicité. Elle a collaboré avec de grands noms de la littérature pour des ouvrages bibliophiliques. Initialement proche du pictorialisme, elle se tourne vers le mouvement moderne de la Nouvelle Vision dans les années 1920. Elle acquiert une reconnaissance de son travail artistique dans le milieu de la photographique et fonde en 1932 la Société des artistes photographes. En 1946, elle propose ses photographies de mises en scène pour illustrer Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier.

Photographe française d’origine hongroise, Ergy Landau travaille dès 1918 dans de grands ateliers photographiques à Vienne, Berlin, et Budapest jusqu’en 1922, date à partir de laquelle elle s’installe à Paris, où elle est spécialisée dans le portrait et les techniques pictorialistes.
En 1927, elle change de style et s’engage dans le mouvement de la Nouvelle Vision. Elle rencontre alors Nora Dumas et Ylla, deux artistes qui commencent leurs carrières dans son studio et qui ont fait l’histoire de la photographie et initié ses rapports avec l’univers de l’imprimé.

Œuvrant pour la reconnaissance de l’art photographique dans les années 1930, elle est la co-fondatrice d’une Societé des artistes photographes avec Laure Albin Guillot et Emmanuel Sougez, avant d’ensuite collaborer avec Charles Rado, créateur de l’Agence Rapho ; c’est d’ailleurs après le second conflit mondial qu’Ergy Landau reprendra une ardente activité au sein de l’agence jusqu’à sa disparition en 1967.

Entre temps, elle publie un ouvrage dans lequel elle explique sa méthodologie pour photographier les enfants. En 1954, elle part en Chine pour réaliser des reportages qui donneront lieu à une publication destinée à la jeunesse ; elle continuera dans cette voie, comme son amie Ylla qui connaît à cette époque un franc succès dans ce domaine. En 1957, 27 de ses photographies accompagnent le texte plein d’humour de Maurice Genevoix dans l’album Le petit chat, édité par les éditions des Arts et métiers graphiques.

Claude Cahun, de son vrai nom Lucy Schwob, est une photographe et écrivaine française liée au mouvement surréaliste. Son œuvre poétique photographique est largement autobiographique. Son goût du déguisement et la mise en scène de soi fait d’elle la reine de l’autoportrait photographique. Claude Cahun est aussi poète, essayiste, critique, traductrice, comédienne et activiste politique. Obsédée par les thèmes de l’identité et de la représentation de soi, elle use dans ses créations de jeux de métamorphose et voue une passion à la mise en scène, d’elle-même comme des objets. Elle explore également l’identité de genre en jouant de son apparence.

En 1937, elle s’associe à la poétesse Lise Deharme pour offrir des mises en scène photographiques d’objets aux poèmes du Cœur de Pic. Loin de n’être que de simples illustration des textes, ses photos initient un autre langage et racontent aux enfants une histoire visuelle et parallèle qui font de ce livre d’artiste un ouvrage moderne par sa conception et sa mise en page.

Karel Čapek, un des plus importants écrivains tchécoslovaques du 20e siècle, devient après des études brillantes de philosophie un auteur de récits et de théâtre et également un metteur en scène qui signe une œuvre plurielle, souvent critique à l’égard de la société d’avant-guerre. Son frère Josef, souvent co-auteur de ses productions, inventa le mot robot à partir du mot tchèque robota, qui signifie « travail » ou « servage ». Ce terme apparaît ainsi pour la première fois en 1920 dans sa pièce de théâtre de science-fiction R.U.R.

En 1932, Karel Čapek, amateur de contes et de littérature pour enfants, publie dans le Journal Lidové noviny un feuilleton dans la rubrique « Le coin des enfants » qui deviendra un livre à part entière, Dasenka, véritable classique en Tchécoslovaquie. On retrouve dans cet ouvrage le style constructiviste et fonctionnaliste courant de cette époque. En 1936, deux avant sa mort, il publie La guerre des salamandres, texte satirique du contexte politique de l’époque, le nazisme, l’antisémitisme, la croyance dans le progrès. L’œuvre anticipe également les problèmes écologiques.

Dominique Darbois, de son véritable nom Dominique Stern, est une photojournaliste française reconnue en matière de littérature jeunesse pour son travail de photographe ethnographe présentant des enfants de différentes parties du monde, ainsi que leur quotidien et leurs coutumes.

Ses photographies d’enfants prises dans une soixantaine de pays ont fait l’objet d’une célèbre collection de livres pour enfants, « Enfants du monde », qui parurent chez Nathan de 1952 à 1975. La mise en page graphique de ces ouvrages, se situant entre fiction et documentaire, mettent les photographies noir et blanc à l’honneur : détourées ou pleines pages, associées à des lettres décorées aux couleurs vives pour commencer chaque chapitre.

Toutes les images de Dominique Darbois sont, selon ses propres termes, au service d’un simple idéal : « faire reculer l’intolérance, faire reculer l’ombre au profit de la lumière ».

Suzi Pilet a vécu et travaillé à Lausanne pendant plus de 50 ans. Apprentie photographe, à l’âge de 18 ans elle rencontre les écrivains Georges Borgeaud, Corinna Bille et son frère le photographe et cinéaste animalier René-Pierre Bille, ainsi que celui qui deviendra son compagnon, Alexis Peiry. A 34 ans, Suzi Pilet travaille comme photographe et réalise des portraits d’enfants. Elle invente alors Amadou, une poupée personnage principal d’une série d’histoires écrites par Alexis Peiry dont elle réalisera les photographies. Elle publie cinq textes poétiques entre 1980 et 2012. A travers sa photographie, toujours en noir et blanc, on discerne ses sources d’inspiration : les réalités sociales, la recherche poétique proche du surréalisme, ou encore les voyages.

Albert Lamorisse est un auteur, réalisateur et producteur de cinéma français. Il se forme aux côtés du célèbre photographe François Tuefferd fondateur de la galerie « Le Chasseur d’images » où Emmanuel Sougez fut mis à l’honneur dès 1937.

Après son premier film Djerba, il réalise sa première œuvre de fiction racontant une histoire d’amitié entre un enfant et un animal : Bim le Petit âne est un conte oriental, réalisé avec la collaboration de Jacques Prévert. Spécialisé dans le cinéma pour enfants avec ses films Crin-Blanc, Le Ballon rouge, ou encore Fifi la plume, il reçoit de nombreuses récompenses, dont le Prix Jean Vigo, le Grand Prix du Festival de Cannes de 1953 ou encore la Palme d’or et un Oscar pour Le Ballon rouge. Mondialement distribués, ces films ne connaissent pas à l’époque la notoriété commerciale escomptée.

Albert Lamorisse exprime son talent grâce à la beauté de sa photo et à la poésie pure de ses scénarios. En 1960, il réalise un long métrage Le Voyage en Ballon avec une technique de prise de vues par hélicoptère, l’hélivision. Avec l’appui d’André Malraux, il signe deux documentaires en 1967, Paris jamais vu et Versailles, en utilisant le même procédé de tournage qui le conduira malheureusement à sa perte dans un accident d’hélicoptère en terminant le film Le Vent des amoureux.

Parisien d’origine, Christian Bruel, auteur et éditeur engagé, a marqué l’histoire de la littérature jeunesse. À partir de 1976 et durant plus de trente ans, il se consacre aux deux maisons d’édition qui constituent une révolution au regard de la production classique du livre pour enfants : Le Sourire qui mord et, plus tard, dans les années 2000, Être éditions.

L’aventure dans laquelle Christian Bruel s’engage dans les années 1970 débute par un « Manifeste pour un autre merveilleux » dans les colonnes de Libération où il entend proposer des livres et des albums « différents pour les enfants ». Il travaille avec des illustrateurs atypiques comme Anne Bozellec, Nicole Claveloux ou encore Gérard Bonhomme pour lutter contre les stéréotypes et n’hésite pas tout au long de sa carrière à bousculer les codes de la société de l’époque avec son travail éditorial. Christian Bruel souhaite participer à la formation sensible et intellectuelle des futurs citoyens et à l’autonomie de la pensée, comme en témoignent ses albums aux thématiques diverses Jérémie du bord de mer ou L’heure des parents. Christian Bruel continue son travail de transmission dans les formations de littérature jeunesse qu’il assure aujourd’hui.