En résumé
Les abécédaires et imagiers, genres à visée pédagogique, permettent une représentation du monde. Au fil du 20e siècle, la photographie, comme restitution du réel, dépasse le simple objectif informationnel ou pédagogique. Elle concourt dans les albums pour les enfants à une véritable éducation du regard.
Les premiers abécédaires et imagiers
Au début du 20e siècle, les genres de l’abécédaire et de l’imagier vont bénéficier de la modernité du medium au moment où les courants d’éducation nouvelle émergent et bousculent l’imagerie habituelle dans le livre pour enfants.
L’édition pour la jeunesse évolue profondément en France dans les années 1930. L’album moderne pour enfants naît en 1931 avec l’Histoire de Babar de Jean de Brunhoff ; Paul Faucher fait découvrir l’illustration moderne des artistes russes avec sa collection du Père Castor au sein des éditions Flammarion. Il crée la collection « Le montreur d’images » initiant l’utilisation de la photographie dans le documentaire… Fortement influencés par les mouvements d’éducation nouvelle, les éditeurs renouvellent le regard sur l’enfant, son éducation, et les images à mettre à sa disposition.
Le début du siècle est aussi foisonnant du point de vue artistique. La photographie bénéficie des expérimentations et mouvements d’avant-garde ; au mouvement du pictorialisme succède la Nouvelle Vision ; la nouvelle typographie s’épanouit également dans les années 1920. C’est dans ce contexte que paraissent des imagiers et abécédaires de photographes qui proposent aux enfants un nouveau regard sur le monde.
Aux États-Unis, l’américain Edward Steichen publie en 1930 The First Picture Book, Everyday Things for Babies à la demande de sa fille Mary Steichen Calderone, qui souhaite proposer à ses propres enfants des représentations objectives d’objets de leur quotidien. Emmanuel Sougez, l’un des chefs de file de la photographie pure en France, publie en 1931 l’imagier Regarde et en 1932 un abécédaire trilingue, Alphabet.
Regarde est un imagier résolument moderne puisque illustré de photos réalistes, en rupture avec la tradition graphique du genre de l’époque. Il offre 24 photos pleine page du quotidien de l’enfant, accompagnées d’une courte phrase. Les vues d’animaux, des objets de tous les jours ou des scènes d’enfants sont ainsi déclinées au fil de l’album. Le livre joue du cadrage avec ce format inhabituel carré : la couverture est à ce titre particulièrement parlante avec ce gros plan resserré sur un visage de bébé : le lecteur est invité comme par mise en abîme à regarder l’enfant qui regarde le titre… l’invitant à regarder.
Une mode de l’album photographique semble se développer dans les années 1930, puisque les éditions Delagrave vont proposer à l’illustrateur Pierre Portelette de mettre en photos des abécédaires et des histoires. Sous le pseudonyme de Pierda, celui qui se considère à partir de cette date comme photographe d’illustration va proposer de nombreux albums photographiques, dont Alphabet (1933) construit à partir des clichés mettant en scène ses enfants et L’Alphabet de Dzim et Boum (1934), à partir de mises en situation de petites poupées. Ces livres s’inscrivent dans une série d’albums photographiques luxueux puisque classés dans la catégorie des livres d’étrennes dans le catalogue des éditions Delagrave.
Alphabet déroule le séjour des enfants dans leur maison de campagne en proposant des mises en scène de mots du quotidien ainsi que des interprétations de notions plus abstraites. Pierda pratique la modification et recomposition de clichés, comme en témoigne la couverture, où l’image des enfants lisant se répète dans l’image du livre qu’ils tiennent en mains. Un an plus tard, le photographe réinvestit le genre de l’abécédaire en proposant cette fois-ci des mises en scène de marionnettes dans des situations incongrues dans L’Alphabet de Dzim et Boum. À la lettre correspondent cette fois-ci un mot et une phrase illustrés par le tableau photographique. Bien que l’album ne déroule pas un fil narratif, mais propose une juxtaposition de vues illustratives d’un terme, l’abécédaire se colore néanmoins de fantaisie par l’utilisation des poupées.
Les abécédaires et les imagiers sont en ce début du 20e siècle les premiers genres investis par l’illustration photographique. Ils s’appuient sur une des caractéristiques premières du medium : la capture d’un temps arrêté, des instantanés pouvant être compatibles avec une succession de photographies sans lien entre elles.
Pédagogie, édification et propagande
Abécédaires et imagiers ont une visée pédagogique. Mais s’ils servent à entrer dans le monde de l’écrit pour le premier, à reconnaître et classer les images du monde pour le second, ils sont aussi le reflet de la société dans lequel l’enfant évolue. Ces premiers livres à destination des plus jeunes transmettent à ce titre des valeurs fidèles à leur époque.
Pendant la Seconde Guerre mondiale par exemple, un abécédaire de propagande, l’un des trois seuls publiés sous le régime de Vichy, est édité en 1943. Le livre pour enfant transmet ici une vision de la société : il décline, page après page, la figure de celui considéré sous l’Occupation comme le héros sauveur de la nation.
D’autres abécédaires publiés au cours du 20e siècle vont œuvrer pour l’édification des enfants, se faire le reflet du regard que leur portent les adultes mais aussi des évolutions des mœurs et de la société. En 1960 par exemple, les éditions sociales françaises publient un ouvrage pionnier en matière de prévention routière, l’ABC de la route d’Annie Fournier et Robert le Pajolec. L’album à visée pédagogique, destiné à être utilisé dans les écoles, témoigne de la place de plus en plus importante qu’occupe la voiture, transport individuel et émancipateur, au sein des familles.
Les années 1970, marquées par les mutations profondes de la société française, voient l’édition jeunesse également évoluer. En 1979, « Animagier », collection dirigée par François Ruy-Vidal, un des éditeurs ayant initié une révolution dans les thèmes et le traitement graphique des albums, propose une découverte du monde à travers un mélange de représentations graphiques, illustrations et photographies. Au fil des images de Au berceau par exemple, c’est une nouvelle identité de la famille qui se dessine. On y voit la figure paternelle impliquée dans l’éducation du tout-petit.
Reconnaître, nommer, classer… et apprendre à regarder
Les imagiers invitent à reconnaître, classer, associer par l’observation et le jeu. À la simple fonction indicielle du genre s’ajoute, dans les imagiers plus récents, une véritable éducation du regard.
C’est Tana Hoban qui va bouleverser le genre en France. Cette photographe américaine est active dès les années 1970 aux États-Unis dans le domaine de l’imagier. Mais les jeunes lecteurs français ne découvrent son univers qu’à partir des années 1990 grâce aux éditions Kaléidoscope. Elle ouvre ainsi la voie à l’utilisation du medium dans des imagiers offrant un regard artistique sur les objets familiers et l’environnement urbain dans lequel évoluent des enfants… Aux objectifs du genre s’ajoute une plus-value esthétique et ludique.
Dans l’imagier Exactement le contraire, il ne s’agit pas seulement d’observer et de reconnaître les éléments de la photographie. Les enfants expérimentent dans la succession des doubles-pages les notions de l’avant et de l’après, de l’ellipse temporelle entre les images, ils sont interpellés par les actions qu’évoquent implicitement les photos… Ainsi en aiguisant leur regard, cet album et les imagiers de Tana Hoban en général permettent, au-delà du simple nominalisme, d’appréhender les notions plus complexes de temps, de narrativité, de correspondances…
En 1999, les éditions Thierry Magnier publient Tout un monde de Katy Couprie et Antonin Louchard, un imagier audacieux à plus d’un titre. S’il reprend le mélange de techniques déjà à l’œuvre dans la collection « Animagier » aux éditions de l’Amitié, il ajoute à un foisonnement graphique plus important (gravure, peinture, dessin, photographie, image numérique…), un fil de correspondances entre les représentations. À la manière d’un « marabout de ficelle », chaque image issue du quotidien de l’enfant recèle des associations possibles d’une page à l’autre. Le tout-petit peut ainsi se construire son propre parcours dans le livre. L’ouvrage pose que la réalité est multiple et appréhendable de mille et une manières.
Le procédé utilisé par les auteurs, Antonin Louchard et Katy Couprie, dans Tout un monde est repris neuf ans plus tard dans À table !, imagier autour de la nourriture et des repas, éléments importants dans la vie de l’enfant. Sur la double page présentée, le mélange de techniques dans la page de droite relie la vision habituelle du poisson pané à sa réalité animale. La reconstruction du réel se fait à la fois dans la création graphique mêlée à la photo qui redonne corps au poisson et par la mise en correspondance avec une photographie réaliste sur la page de gauche.
L’imagier devient également un espace ludique qui sollicite activement le regard du lecteur. En 2013, Maria Jalibert, photographe d’origine castraise formée aux Beaux-Arts de Toulouse, nous offre dans son imagier Bric-à-brac une plongée dans un coffre à jouets. Mais au désordre attendu par l’accumulation des jouets miniatures se substituent au fil des pages des jeux de combinaisons. L’ordonnancement du monde se fait ici avec les objets familiers et supports d’imaginaire de l’enfant. La mise en page, le cadrage des objets et la typographie font sens de concert.
Le livre pour enfants comme accès à l’art photographique
L’abécédaire et l’imagier permettent également de sensibiliser les enfants à l’esthétique et à la poésie des univers de photographes.
La reconnaissance de la photographie comme art à part entière est initiée en 1995 avec la publication de l’abécédaire Album, conçu par l’auteur illustrateur pour la jeunesse Grégoire Solotareff et le photographe historien et critique Gabriel Bauret. Véritable livre d’artiste, l’ouvrage dresse un panorama de photographes contemporains du 20e siècle.
Des artistes photographes développent aujourd’hui des univers artistiques d’une grande cohérence dans le domaine de l’édition pour la jeunesse. C’est le cas de la photographe française Claire Dé, qui poursuit ses expérimentations plastiques et photographiques dans le livre. La nature, les couleurs, les formes sont au cœur de ses albums depuis la publication de son imagier Ouvre les yeux, qui a permis une reconnaissance de l’univers sensible de la photographe plasticienne.
Dans Ouvre les yeux, l’auteure invite les jeunes enfants à une balade photographique pleine de surprises et de poésie, entre réel et fantastique. Les jeux de couleurs, d’éléments de nature, d’équilibre entre espaces vides et pleins sollicitent le regard curieux du tout-petit. Cet album, commandé et offert aux bébés par le Conseil Général du Val-de-Marne en 2007, a reçu une reconnaissance publique méritée et s’est vu attribuer le prix Sorcières dans la catégorie album pour tout-petits en 2008.
À partir de la fin des années 1990, la photographie est un medium fréquemment utilisé dans les imagiers et abécédaires. Ces genres ne s’envisagent cependant plus uniquement comme des compilations de vues réalistes mais ils se révèlent comme des espaces où les photographes invitent les enfants par l’observation, le jeu et l’imaginaire à aiguiser leur regard pour s’approprier le monde autour d’eux.
D’origine bordelaise, Emmanuel Sougez, après avoir étudié à l’École des Beaux Arts,
se consacre à la photographie dès le début du 20e siècle ; il incarne le photographe type des années 1930, alliant à son travail artistique des travaux de commande. Jusqu’en 1944, il reste le directeur des services photographiques de la revue L’Illustration. La production de Sougez est immense : photographies sur verre, sur cellulose, sur papier. Tout au long de sa carrière, il se positionne en tant que défenseur du concept de la « photographie pure » et dénigre les différentes techniques photographiques comme les photomontages, les photogrammes, les surimpressions, fréquentes à cette époque.
Il intègre en 1946 le « Groupe des XV », association dont le but était de promouvoir la photographie en tant qu’art véritable et d’attirer l’attention sur la sauvegarde du patrimoine photographique français. Avec François Tuefferd (membre cofondateur de l’association), Marcel Bovis, Willy Ronis, Lucien Lorelle, René-Jacques, Pierre Jahan ou encore Robert Doisneau, il milite pour que la photographie s’impose comme un puissant moyen d’expression graphique.
Pierre Portelette (1890-1971) est avant tout au début de sa carrière un illustrateur de presse notamment pour Le Journal amusant et Lisette. Entre 1933 et 1935, il s’engage sous le pseudonyme de Pierda dans un partenariat exclusif avec les éditions Delagrave. Il crée alors une collection d’albums photographiques pour enfants, ce qui lui permet d’accéder à une reconnaissance véritable de son travail dans l’édition jeunesse.
Il publie plusieurs abécédaires photographiques avec pour modèles ses deux enfants. La recherche graphique caractérise son travail photographique et les photos qu’il met au point sont efficaces avec beaucoup de charme et de simplicité. Le travail de Pierda témoigne d’une certaine évolution commerciale du livre s’adressant aux enfants en cette première moitié du 20e siècle qui connaît une envolée sans précédent de l’offre, car c’est également la période des « Albums du Père Castor » ou de ceux de Jean de Brunhoff, le créateur de Babar.
Tana Hoban est née à Philadelphie de parents d’origine russe. Diplômée d’une école de Beaux Arts, elle se spécialise très tôt dans les portraits d’enfants. Elle est reconnue pour son travail dès 1949, lorsqu’elle est exposée au Musée d’Art Moderne de New York (MoMa). C’est dans les années 1970 qu’elle se lance dans l’édition jeunesse, marquée par ce qu’elle appela « l’expérience de Bank Street ». Des enfants de l’école de Bank Street à New York furent un jour questionnés sur ce qu’ils avaient vu sur leur trajet en venant à l’école. Réponse : « Rien ». C’est alors que Tana Hoban décida de faire des photos qui inciteraient les enfants à regarder différemment le monde qui les entoure. Ses albums de photographie, en noir et blanc ou en couleurs, sont accessibles même aux tout-petits grâce à son attention portée aux formes, aux couleurs et aux textures.
Après des études dans le domaine culturel, Claire Dé, artiste photographe plasticienne, se tourne vers la conception d’albums pour la jeunesse et d’outils de médiation en volume. Elle a collaboré avec le Centre Pompidou et travaille sur des projets autour de la pédagogie de l’art. Depuis 2000, Claire Dé développe un travail plastique et photographique pour la jeunesse où l’image et le livre tiennent une place centrale. Ses chantiers artistiques qui s’emparent joyeusement du quotidien tentent de métamorphoser les objets ordinaires en objets artistiques, en matière créative. Porter un autre regard sur le réel. Inviter les enfants à faire « un pas de côté », à vivre un art de l’étonnement et de l’expérimentation tout en s’initiant au beau. Livres et installations dans l’espace, en dialogue, placent toujours le lecteur en position d’explorateur.
Au-delà du plaisir de jouer avec les formes, les couleurs, les matières, la lumière, Claire Dé aime explorer les possibilités de l’album et renouvelle ses propositions dans chacun de ses projets.