L'histoire racontée

Le pays de l’enfance – 1872-1896

En résumé


Après la défaite de 1871 face aux armées prussiennes, la France entre dans la Belle Époque, une période brillante marquée par des progrès sociaux, économiques, industriels et une intense effervescence artistique.
Déodat de Séverac naît à Saint-Félix-Lauragais le 20 juillet 1872. Descendant d’une ancienne branche de la noblesse provinciale, il grandit en « gentilhomme-paysan » dans une famille dont les revenus dépendent de la location des terres et des activités agricoles. Après une enfance baignant dans la culture et les arts, il poursuit ses études secondaires dans la prestigieuse abbaye-école de Sorèze. Devenu bachelier, Déodat qui a manifesté tôt des dispositions pour la musique, affirme sa vocation naissante en s’inscrivant au conservatoire de Toulouse.

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Chapitre 1La France de la Belle Époque

Madame Arthur – Yvette Guilbert – Frémeaux & associés 2003

Septembre 1870. Seulement quelques semaines après la déclaration de guerre à la Confédération d’Allemagne du Nord, l’armée française, déjà en débâcle, se trouve acculée à Sedan. Prise en tenaille dans la cuvette bordée par la Meuse, offerte au feu de la mitraille de l’artillerie prussienne, elle livre une dernière et vaine bataille face à un ennemi dont la supériorité est écrasante. Pour éviter un massacre inutile, Napoléon III se rend en calèche au-devant de l’état-major allemand et offre sa capitulation au chancelier Bismarck. Le traumatisme de cette débâcle et l’humiliation profonde qui en découle projetteront durablement une ombre sur la France de la fin du 19ème siècle. Sitôt connu le désastre, l’empereur est déchu. Léon Gambetta, Jules Ferry et quelques autres députés progressistes, proclament à l’Hôtel de Ville la IIIème République.
La guerre se poursuit malgré tout et les Prussiens imposent encore un siège éprouvant à Paris qui malgré la famine, tente de résister jusqu’à une nouvelle capitulation et l’armistice de janvier 1871.

Le siège de Paris en 1870 – Jean-Louis-Ernest Meissonier ; The Yorck Project, photographe – Wikimedia Commons, Musée d’Orsay

Fouettées par ces épisodes historiques dramatiques, les énergies se réveillent et se cristallisent autour d’un fort regain de nationalisme. A partir de 1879, après une longue période d’instabilité, le nouveau régime se solidifie et s’emploie à transformer à marche forcée le pays. Le jeune ministre de l’instruction publique Jules Ferry, athée, franc-maçon et fervent républicain, institue par les lois du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882, un enseignement primaire gratuit, laïc et obligatoire. Devenu président du Conseil, Ii fait voter les grandes lois sur la liberté de réunion, la liberté de la presse et la liberté syndicale. En décembre 1905, alors que la France est profondément divisée par l’affaire Dreyfus, le socialiste Aristide Briand fait adopter la loi de séparation de l’Église et de l’État.

Portrait d’Aristide Briand – BnF, Gallica

Ces réformes et lois progressistes, inspirées par les idéaux de 1789, rallient progressivement à la République une France en pleine mutation industrielle qui, après des années de trouble et de misère, s’engage dans une phase plus prospère. Vitrine de cet essor, la série d’expositions universelles organisées à Paris permet à la capitale d’afficher avec fierté au monde son art de vivre, ses progrès technologiques, industriels et artistiques. Après celle de 1889, marquée par la construction de la tour Eiffel, l’exposition de 1900, immense succès populaire, voit la construction de la première ligne de métro de Paris, du Petit et du Grand Palais et des nouvelles gares d’Orsay et de Lyon. Elle marque aussi l’apparition d’innovations majeures comme le cinéma, avec les projections des films des frères Lumière, ou l’usage nocturne de l’électricité dans la ville.

La construction de la Tour Effeil en 1888 – Wikimedia Commons

Le monde littéraire est lui-même en effervescence. En rupture avec les certitudes matérialistes et scientifiques des naturalistes et des positivistes, et après les Parnassiens, les poètes symbolistes, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé, portent dans leur sillage la génération suivante dans la voie de l’exploration du mystère. Il s’agirait pour cela de suivre le fil de mystérieuses « correspondances » qui unissent mondes visibles et invisibles, et par lesquelles « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
Du côté de la peinture, fascinés par la fugacité de ondulations de la lumière dans l’air, le jeu de miroitement des couleurs dans l’eau, avec pour seuls guides le regard et l’instinct, les Manet, Pissarro, Renoir, Sisley, Monet, Morisot, Cézanne, Caillebotte, Degas, mettent à bas l’académisme et inventent l’Impressionnisme.
D’autres révolutions artistiques suivent bien vite. Animée par une extraordinaire et continue fougue d’inventivité artistique, la Belle Époque portera aussi l’éclosion des postimpressionnistes, Nabis, Fauves et autres Cubistes.

Chapitre 2L’enfance d’un gentilhomme-paysan

Où l’on entend une vieille boîte à musique – Déodat de Séverac, Yumiko Fukao (piano) – King international 2017

C’est alors que s’ouvre cette période brillante et prospère, bien loin malgré tout de Paris et ses lumières, à Saint-Félix-Lauragais, pittoresque village médiéval où s’offrent d’admirables vues sur le Haut-Languedoc, les silhouettes des reliefs de la Montagne noire et des pics pyrénéens, que naît le 20 juillet 1872 Marie Joseph Alexandre Déodat de Séverac.

Déodat, est à la fois le descendant d’une branche aristocratique comptant parmi les plus anciennes de France et de celle des anciens rois d’Aragon. Outre la particule, il hérite de son milieu cet ensemble des valeurs qui caractérisent la noblesse provinciale de la fin du 19ème siècle. Opposés aux Républicains, les Séverac, fervents catholiques, conservateurs, ont des convictions royalistes et légitimistes. Ils incarnent un ordre ancien, déjà vacillant, où vivent en collusion membres du clergé et notables et où l’on manifeste un paternalisme bienveillant à l’égard des plus humbles.

Saint-Félix-Lauragais. L’église Saint-Félix : le clocher – Didier Descouens – Wikimedia Commons (licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International)

Dès sa naissance, lui est bien sûr acquis un solide réseau de connaissances et de relations de haut-rang, constituées de notables et d’aristocrates. Comme on l’imagine aussi, il s’imprègne en grandissant d’un art consommé de l’étiquette et de l’entregent. Ses contemporains sont en général frappés par son élégance et sa distinction qui seront toute sa vie la signature de son extraction.

Le jeune garçon grandit au sein d’un milieu familial chaleureux et harmonieux dans lequel on mène une vie simple et paisible. Le ménage parental, où naissent cinq enfants, est constitué de la mère Aglaé Guiraud de la Fleuraussié, d’un caractère allant, actif et généreux, mais dont la sévérité est redoutée, et du père Gilbert, homme doux, humaniste, contemplatif et réfléchi. Le baron est un peintre accompli dont l’œuvre, essentiellement tournée vers le portrait, connaît un certain succès. Gilbert appartient à la génération des impressionnistes sans pour autant s’être inscrit dans le mouvement, même s’il fréquenta un temps Claude Monet.

Portrait de Claude Monet – Gilbert de Séverac ; Jean-Louis Mazieres, photographe – Musée Marmottan

Déodat se façonne progressivement dans cet environnement, et plus tard lors de ses études secondaires à la prestigieuse École de Sorèze, une solide culture classique et une fine et profonde connaissance des « humanités ».

Pour gentilhomme qu’il soit, Déodat, se construira et se vivra avant tout comme un paysan. Propriétaires terriens, les Séverac possèdent un capital confortable de fermes et métayages, remises et écuries, emploient jardiniers et domestiques et, en définitive, dépendent pour l’essentiel des revenus des domaines. Vivant dans un contexte où la valeur locative et vénale des terrains est en baisse, leur situation financière, surtout attachée aux activités agricoles, et donc liée aux aléas des climats et de la situation des récoltes, doit faire l’objet d’une gestion minutieuse et rigoureuse.

Les glaneuses – Jean-François Millet ; Google Cultural Institute, photographe – Wikimedia Commons, Musée d’Orsay

Probablement pour cela, sans avoir jamais conduit la charrue ou tenu la bêche, Déodat développe le lien charnel et utilitaire à la terre des paysans, une terre envisagée comme une terre nourricière, la terre des champs, la terre du travail, la terre des labours, des semailles et des moissons. Cette nature qui fascine tant le jeune Déodat, n’est pas cet objet de contemplation face auquel se pâmaient la génération romantique et dont l’idéalité repose sur l’exclusion des marques humaines. Au contraire, elle est proche et indissociable de ceux qui la peuplent, ces paysans du Lauragais que Déodat croise dans son quotidien, avec leur labeur, leurs peines, les joies, leurs fêtes, leurs chants, leurs croyances. Le jeune Séverac héritera sans doute d’eux cette grande simplicité, cette franche cordialité et cette extrême modestie dont les témoignages le gratifient toujours.

L’enfance de Déodat fut heureuse. Trop heureuse peut-être. Décrit comme « toujours dans la lune », grand rêveur, incorrigible distrait, naïf impénitent, il ne s’arracha sans doute jamais tout à fait au souvenir de ce paradis.

Chapitre 3La naissance d’une vocation

Lohengrin : Prélude – Richard Wagner, Claudio Abbado (direction) – Deutsche Grammophon 1994

Dans la famille, l’oisiveté a une place que l’on comble en s’adonnant à de nobles occupations artistiques ou intellectuelles. Emmenés sur les traces du père peintre, les enfants crayonnent, croquent ou barbouillent tous. Le jeune Déodat accompagne souvent Gilbert, chevalet, pinceaux et palette en main, lors de longues promenades dans la campagne environnante. Émerveillé, il incorpore le regard-peintre de son père sur la campagne et associe dès son plus jeune âge la contemplation passionnée de la nature à de fortes émotions esthétiques.

La musique n’est pas pour autant négligée. On rapporte que Déodat, dans son tout premier âge, se figeait pour écouter, subjugué, les trouvailles musicales de son père qui improvisait avec talent sur le piano du salon. Ce dernier, après avoir communiqué à son fils ses premiers rudiments de musique, et face à ses dispositions manifestes, décide de le confier aux soins de Louis Amiel, l’organiste de la Collégiale de Saint-Félix, pour des leçons de solfège et l’initier à l’orgue. L’enfant nourrit pour ce cher et premier maître, homme bon, passionné et dévoué, une immense et sincère affection qui ne s’éteindra jamais.

Orgue de la Collégiale de Saint-Félix-Lauragais – Didier Descouens – Wikimedia Commons (licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International)

Après avoir reçu pendant quelques années l’enseignement d’Amiel, Déodat approfondit à l’école de Sorèze son apprentissage de la musique. L’adolescent s’y essaye au cornet à piston et au hautbois, participe à la fanfare de l’établissement et étudie le piano auprès de l’excellent professeur Léon Marfaing. L’établissement vient justement de faire l’acquisition d’un très bel orgue, conçu par le facteur toulousain Puget, dont le timbre somptueux illumine la chapelle de l’établissement. Déodat a souvent l’occasion de laisser courir ses doigts sur son clavier. L’orgue, qu’il croise tôt dans sa vie, avec sa soufflerie, ses ondes graves et profondes, sa spiritualité inhérente, restera un des instruments de prédilection de Séverac et l’accompagnera toute sa carrière. C’est pour cet instrument qu’il se risque dès cette période à faire ses premiers pas dans la composition et crée ce qu’il tiendra pour ses premières « horreurs musicales ».

Abbaye-école de Sorèze – Fundador – Wikimedia Commons (licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International)

Reçu bachelier en 1890, Déodat intègre la faculté de droit de Toulouse, moins par goût, on l’imagine, que pour obéir aux injonctions familiales. Bien vite, alors qu’il marque peu d’assiduité dans les amphithéâtres de la rue des Lois, il parvient à négocier auprès de son père la location d’un piano qu’il installe dans sa chambre d’étudiant. Il s’inscrit aussi au Conservatoire de Toulouse, dirigé alors par Pierre-Louis Deffès que l’Histoire retient, avant tout en tant que compositeur du fameux hymne La Toulousaino. Sur le registre d’entrée de l’institution, on découvre son nom, porté au côté de celui de quelques demoiselles distinguées, dans la classe de solfège de Gabriel Sizes et le cours d’harmonie de Jean Hugounenc, l’un et l’autre étant de talentueux musiciens et professeurs.

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Le genre qui domine alors la production nationale musicale, celui pour lequel les conservatoires organisent quasi-exclusivement leur pédagogie et dont Déodat étudie les bases esthétiques, celui qui rallie aussi les suffrages d’un public excessivement nombreux et alimente les chroniques de presse est l’opéra, depuis les grandiloquences et fastes de l’opéra historique jusqu’aux badineries de l’opérette, est la musique lyrique. Sans doute peut-on évoquer en particulier la figure d’Ambroise Thomas pour donner à se représenter l’environnement musical dans lequel est née et a crû la vocation de Déodat de Séverac. Thomas, plus que tout autre, est la personnification de cette musique « italianisante » à succès qui sied tant aux goûts d’alors. Ainsi, sa pièce la plus fameuse, Mignon triompha à l’Opéra comique pendant près de 28 ans et y fut représentée plus de 1000 fois. Mais le chéri du public, l’étoile des théâtres lyriques, est aussi lauréat du prix de Rome en 1832. Elu membre de l’Institut en 1851, il occupe la direction du Conservatoire de Paris à partir 1871 et la disparition de Daniel-François-Esprit Auber. En collectionnant honneurs et postes, il incarne ainsi un art français officiel et une mainmise institutionnelle et académique sur une certaine musique qui étouffent les aspirations au renouveau des jeunes compositeurs d’alors.

Mignon, opéra-comique de Jules Barbier, Michel Carré, Ambroise Thomas : costumes – Charles Bianchini – BnF, Gallica

Que pense Déodat, jeune étudiant toulousain, de la musique d’Ambroise Thomas ? Ou de celle des Meyerbeer, Halevy ou Auber ? De la vogue du grand opéra du milieu du 19e siècle ? Toujours est-il qu’il s’affirmera quelques mois plus tard, alors qu’il fréquentera les avant-gardes musicales parisiennes, en affichant à l’encontre de ces œuvres une très forte animosité ? Peut-être l’apprenti-musicien leur préfère-t-il déjà la belle limpidité de l’art de Bizet, par exemple dans la musique de scène, l’Arlésienne, immense succès du « pittoresque provençal » des années 1870-1890, et dont la couleur méridionale ne peut que le séduire ?

Déodat de Séverac dans sa maison de Saint-Félix de Caraman – BnF, Gallica

Quoi qu’il en soit, sa correspondance nous indique que c’est en assistant à la représentation du Lohengrin de Richard Wagner en mai 1891 au Théâtre du Capitole, que Déodat ressent l’émotion musicale fondatrice de sa vocation. Figure pour le moins écrasante, Richard Wagner, alors encore relativement peu connu du grand public, subjugue et envoûte déjà un certain nombre d’artistes et de compositeurs français. Baudelaire ne parlait-il pas à son égard d’ « anamnèse » ?

Wagner, dit le musicien de l’avenir – Henri Meyer – BnF, Gallica

Une poignée de compositeurs – les Franckistes au premier chef – s’applique alors à bâtir le renouveau de la musique française, égarée dans la suavité coupable de l’opéra comique depuis des décennies, en s’appuyant sur l’œuvre du génie du maître de Bayreuth, ou sur celles, avant lui, de Bach et Beethoven, tout en entretenant avec lui une relation quelque peu paradoxale. Wagner a le tort d’être allemand, ce qui, dans le contexte du vif traumatisme de la guerre franco-prussienne, met en situation de porte-à-faux une entreprise de restauration nationale reposant sur un tel modèle. Sur un plan artistique, l’œuvre de Wagner, de par sa dimension, de par son intensité, de par sa dimension novatrice, suscite un culte exacerbé, voire une forme d’emprise, dont nombre de compositeurs nationaux d’alors, balançant entre admiration et réaction, peinent à s’affranchir.

Le jeune Déodat, quant à lui, probablement encore éloigné de ces préoccupations d’identité artistique, puise pour le moins dans l’émotion de Lohengrin assez d’enthousiasme pour se reconnaître un avenir dans la carrière de compositeur et assez d’énergie pour oser affronter la colère familiale en le déclarant. Il abandonne le droit, et entame très modestement la carrière en devenant le musicien attitré du groupe de camarades des « Joyeux escholiers », qu’il régale en improvisant au piano de joyeuses paraphrases des valses en vogue.

A partir de 1682, une école est établie dans l’abbaye bénédictine Sainte-Marie -de-la-Sagne fondée en 754 au pied de la Montagne Noire. L’établissement bénéficie dès le XVIIe siècle d’une grande renommée due en particulier au mode d’enseignement novateur qu’elle propose. La qualité des enseignements est telle que Louis XVI l’érige en École royale militaire en 1776. Sous la direction du Révérend-Père Henri Lacordaire, les Dominicains reprennent l’école en 1854 et en font un établissement d’études secondaires.

L’école des Franckistes, très influente en France à la fin du 19e siècle réunissait les anciens élèves au Conservatoire du compositeur et organiste César Franck (1825-1891), entre 1872 et sa mort en 1880, parmi lesquels Bréville, Chausson, Duparc, d’Indy, Lazzari, Lekeu, Ropartz, Tournemire, Vierne…