En résumé
La mobilisation générale du 1er août 1914 est un coup d’arrêt brutal pour la carrière du compositeur. Appelé à servir à l’arrière et absorbé par des tâches ingrates, Déodat a l’esprit hanté par la guerre et traverse un long désert créatif.
Mais, après l’armistice, depuis sa retraite catalane, le compositeur, déjà rongé par l’albuminurie chronique qui l’emportera, reprend la plume. Il signe le fougueux Sous les lauriers roses, une rhapsodie pour piano conçue comme une mise en dialogue de l’improvisation et de l’écriture.
C’est avec cette liberté et cet esprit que Déodat a bâti son œuvre, sa carrière et sa vie, en dehors des systèmes et des codes.
Il s’éteint le 24 mars 1921, laissant derrière lui une œuvre sensible, puissante et sincère.
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Chapitre 1La guerre
Le 1er août 1914, le tocsin sonne dans les villes et villages de France. Les populations se massent devant les affiches ornées de drapeaux tricolores prononçant la mobilisation générale. Déodat, avec le tempérament de noblesse d’épée de ses aïeux, et dont l’engagement patriotique est total, souhaite ardemment s’engager au front. Mais, du fait de son âge et de sa santé fragile, il est appelé à servir à l’arrière. Affecté successivement à Carcassonne, Perpignan, Saint-Pons-de-Thomières et Prades, absorbé par des tâches ingrates de factotum, scribe ou vaguemestre, Déodat souffre d’anxiété et a l’esprit hanté par la guerre.
« L’ambiance créée par l’effroyable guerre m’a légèrement anémié au moral » confesse-t-il à son ami Joseph Canteloube. Sans compter que les nouvelles du front rapportent régulièrement la disparition au combat d’un de ses proches.
Il compose malgré tout de rares œuvres, dont une partie a disparu, nourrit quelques projets artistiques, rarement aboutis, et assure avec dévouement le service d’orgue durant l’office à Saint-Pons et Prades.
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Déodat est enfin démobilisé le 11 janvier 1919 et retrouve la douceur de la vie familiale de Céret. Il brûle de reprendre la plume, exhume quelques manuscrits inachevés d’avant-guerre pour les remettre sur l’ouvrage. Mais, il les trouve « vieux, très vieux et marqués comme les ex-jolies femmes ».
Avec la guerre et la longue villégiature catalane, le contact avec Paris s’est bel et bien distendu. La ville n’est plus ce même lieu où se tenaient les discussions graves et passionnées opposant les partisans Debussy à ceux de d’Indy. Les années folles s’entichent du charleston. A Montmartre, les clubs de jazz Le Grand Duc et Le Bœuf sur le toit sont pris d’assaut par un public assoiffé d’insouciance. Les « nouveaux jeunes » du Groupe des six se rangent sous la bannière du livre de Jean Cocteau Le Coq et l’Arlequin, suite d’aphorismes savoureux, et se proclament antiromantiques, anti-Debussy, anti-Wagner, anti-Stravinski !
Déodat, connaît ces années de graves difficultés financières « C’est évidemment malheureux de ne pas avoir la fortune d’un d’Indy, qui lui permet de donner des œuvres soignées, réfléchies ! Je n’ai pas comme Debussy épousé une femme dorée sur tranche… Mes bons et chers amis… ne se doutent pas ce que c’est de compter, même pour acheter du papier à musique ! »
Par ailleurs, l’albuminurie chronique qui l’emportera le ronge inexorablement. Les crises d’urémie se multiplient et sa santé se dégrade à grande vitesse. Le visage émacié, méconnaissable, Déodat tente tant bien que mal de poursuivre la vie d’amitié et d’art qui a toujours été la sienne. Il voyage, participe à des fêtes et festival, s’engage dans des projets, et improvise…
Chapitre 2A l’écoute de sa fantaisie
Déodat est en effet un formidable improvisateur. Au piano ou à l’orgue, et pendant de longues heures, il « écrit » en laissant ses doigts vagabonder sur le clavier.
« Une fois installé sur son clavier, il tenait sous son emprise ses quarante jeux qui composent le plus merveilleux orchestre, et l’œil fixé sur la coupole de l’église, il donnait libre essor à sa puissance d’improvisation qui était véritablement prodigieuse, et alors sur le thème d’une mélodie grégorienne ou d’une hymne liturgique, il brodait des développements d’un mysticisme élevé ou l’on retrouvait la fugue de Bach… l’harmonie profonde de Vincent d’Indy ou de Debussy… et la richesse de Mozart ou de Rameau » témoigne l’abbé Crastres, curé-archiprêtre de Céret.
Les appoggiatures, broderies, acciacaturas, glissandos – autant de traits caractéristiques de l’improvisation – abondent dans ces pièces pour piano. Les formes en « patchwork », nombreuses dans son œuvre, où les événements et les figures sonores jaillissent sous la dictée de sa fantaisie, sont encore des traces de cette façon de composer.
Sous les Lauriers-Roses, dernière pièce pour piano d’importance dans la carrière de Déodat, est particulièrement représentative de cette « écriture-improvisation ». Le sujet d’une soirée de carnaval sur la côte catalane donne lieu à un enchaînement de saynètes musicales et un kaléidoscope bigarré de rythmes et de couleurs. Nous croisons dans ce pot-pourri déroutant des évocations de Charles Bordes, d’Emmanuel Chabrier, d’Isaac Albeniz, les « maîtres aimés », mais aussi de l’organiste et claveciniste du 18ème siècle Louis-Claude Daquin, d’une banda municipale, d’une valse, d’une sardane, d’un piano mécanique….
Au sommet de son art pianistique, et en donnant au rythme la conduite de l’ensemble, Déodat parvient à malgré tout unifier ces éléments disparates. En suivant le fil de sa personnalité riche et paradoxale, il alterne dans cette suite d’un seul tenant une truculence bouffonne, bavarde et un art raffiné, condensé, mesuré. Il passe d’une élégance, intemporelle, apaisée à une furie rythmique barbare, il balance de l’humour à la gravité, de la légèreté à la mélancolie.
Le compositeur répugne à procéder au polissage final et n’aime pas le passage à l’écrit. A ses yeux, seules les pièces en construction comptent. Elles vivent sous ses doigts, portent des inexprimables. Combien d’œuvres, jamais écrites, n’auront pour seul public que ceux qui l’entendirent jouer au piano ? Combien de pièces sont demeurées à jamais à l’état d’ébauches ? En attente de retouches ? Inachevées ? Oubliées ?
Plus que tout, Déodat trouve dans le geste et l’immédiateté de l’improvisation, un instinct, parfois même une forme de transe, qui le portent sûrement vers le sentiment et le « sens », et le garde loin des systèmes, des écoles, des techniques, des théories, des manières, des attentes, des codes…
Déodat a bâti son œuvre, sa carrière et sa vie avec cette liberté, dans l’esprit d’une rhapsodie dédiée au Midi
Chapitre 3Coda
En cet hiver 1921, la santé de Déodat se détériore encore. Le docteur Boyer, ce vieil et fidèle ami des années d’études à Toulouse, et avec qui il partagea la location d’un appartement à son arrivée à Paris, accourt à son chevet. « Déodat est perdu, à moins d’un miracle », diagnostique le médecin après avoir examiné son camarade.
Le 24 mars 1921, Déodat sort du coma et trouve la force de prononcer quelques paroles :
« la musique est la plus belle chose qui soit au monde. Je n’ai vécu que pour elle »
Il s’éteint ce même jour dans les bras du plus humble de ses amis, le cantonnier Calvet de Céret, qui le veille avec affection depuis 10 jours.
Déodat de Séverac laisse derrière lui une œuvre sensible, puissante et sincère.
« Oui Déodat de Séverac est toujours un des meilleurs souvenirs de ma vie d’Art avec toute l’admiration que je lui garde.
Je suis avec vous tous pour lui apporter notre hommage. »
Picasso
Paris, le 23 avril 1951
Patrick Hernebring
Responsable du fonds musical ancien de la Bibliothèque de Toulouse
Note d’agrément placée devant une note principale pour la mettre en valeur.
Sorte d’appogiature brève frappée presque en même temps que la note principale.
Pièce instrumentale de caractère libre, proche de l’improvisation, utilisant des thèmes ou des effets folkloriques.
oseph Boyer, médecin à Toulouse, membre des Chanteurs de Saint-Gervais et grand ami de Charles Bordes à qui il présenta Séverac au cours de l’été 1896, dirigea la manécanterie de l’Orphelinat de la Grande allée à Toulouse. Il sera en 1922, rédacteur en chef de la Revista musicala occitana, organe de la Chorale Déodat de Séverac. Son fils Ernest était à Paris pour préparer sa médecine lorsque Séverac entra à la Schola Cantorum, ils logèrent ensemble avec ce dernier et le sculpteur Lamasson. De retour à Toulouse, il y sera correspondant du Télégramme, tout en dirigeant sa clinique rue Pharaon. Il restera en contact avec Séverac, s’occupant de ses affaires musicales et lui servant de boîte à lettres toulousaine lorsque celui-ci sera installé à Céret. Il l’assistera à la fin de sa maladie et durant son agonie, dont il fera un récit émouvant dans un article La maladie et la mort de Déodat de Séverac, Le Feu n° spécial d’hommage à Déodat de Severac, en date du 15 VII 1921. Il écrira encore un vibrant Éloge de Déodat, Association sorézienne, 1925.