L'enquête

« Une librairie à l’antique des plus rares de la France »

Longtemps la bibliothèque du couvent se trouva au rez-de-chaussée de l’aile occidentale du cloître des Jacobins. C’est le cas au moment de sa construction au 14e siècle et encore au 16e siècle lorsque Jean de Bernuy fait percer de luxueuses fenêtres (six grandes croisées de pierre) pour éclairer les lieux. Au cours du 17e siècle la bibliothèque déménage à l’étage, juste au-dessus. Plusieurs témoins décrivent une grande salle en longueur, garnie de bancs et de pupitres sur lesquels les livres sont enchaînés.

Les bâtiments de la partie occidentale du cloître furent malheureusement entièrement détruits en 1772, ne nous laissant plus que des témoignages écrits pour connaître l’apparence de cette bibliothèque.

La bibliothèque du 14e siècle

Avant la Noël 1307, Bernard Gui nous raconte qu’on construisit dans le couvent une grande « maison d’école », dans une galerie ensoleillée à l’étage (in solario), sous laquelle on aménagea la bibliothèque.

« A cette époque, une partie du cloître a été construite en marbre du côté du chapitre, avant la saint Jean-Baptiste, et une grande maison d’école a été construite sur une galerie ; et au-dessous une bibliothèque a été faite et aménagée, avant la Nativité, l’année du Christ 1307. »

…solario et desubtus facta est et disposita libraria…
Bernard Gui. Liste des prieurs du couvent de Toulouse. (Toulouse, BM, ms. 490, f. 112v-113r).

La construction de la bibliothèque alla donc de pair avec l’installation d’une « maison d’école », lieu d’étude placé au cœur de l’activité des frères Prêcheurs.

La mise en place d’un lieu dédié aux livres était devenue une obligation pour tous les couvents dès la fin du 13e siècle. Comme le formulent les frères Prêcheurs lors du chapitre d’Avignon de 1288 : « Les livres sont nos armes » et « sans livres nul ne peut en sûreté de conscience prêcher et entendre les confessions « .

Livres et enseignement étaient considérés comme les deux faces d’une même pièce. L’initiale historiée ci-contre l’illustre bien, représentant un cours où maître et élèves dominicains utilisent les livres.

(Jean de Fribourg enseignant, Toulouse, BM, ms. 382, f. 2v – Toulouse, vers 1310-1320).

Les fenêtres de luxe de Jean de Bernuy (16e siècle)

En 1515, Nicolas Bertrand, premier historien de Toulouse, mentionne les livres des dominicains de Toulouse mais ne décrit pas les lieux. Il parle en revanche des manuscrits de Bernard Gui, historien fameux de l’ordre, dont le couvent de Toulouse possède : « le Miroir des saints, les Chroniques sur les papes, les empereurs, les rois de France et les comtes de Toulouse et cinq volumes qui contiennent l’histoire et les merveilles de tout l’ordre des Prêcheurs ».

En 1520, le riche négociant Jean de Bernuy, qui fait construire sa luxueuse maison à côté du couvent (actuel Lycée Fermat), commande à son architecte, Louis Privat, d’importants travaux d’aménagements de la bibliothèque des dominicains.

Il est question de percer six grandes croisées de pierre et douze petites fenêtres sur le modèle de son propre hôtel (voir photo ci-contre), pour éclairer probablement les deux niveaux : grandes fenêtres à meneaux pour la bibliothèque et petites fenêtres rectangulaires pour la salle de classe au-dessus.

Le résultat final devait être somptueux et montre la valeur accordée à ce lieu de savoir au cœur de la ville.

A peine deux ans plus tard, on juge toutefois le bâtiment « étroit et mal disposé » et de nouveaux travaux sont engagés pour « réparer l’édifice, confectionner des étagères et acheter des livres ».

Pupitres et livres enchaînés (17e – 18e siècle)

Au 17e siècle, plusieurs textes attestent de l’importance de la bibliothèque du couvent. Elle est désormais située à l’étage (éclairé par les douze petites fenêtres commandées par Bernuy ?), au-dessus de l’infirmerie, toujours dans l’aile occidentale du couvent.

Le bibliothécaire, Jean-Dominique Laqueille, décrit dans le premier inventaire conservé de cette bibliothèque en 1683 (Toulouse, BM, ms. 883), un espace où les livres sont organisés sur deux grandes rangées d’étagères, à droite et à gauche, avec – on peut le supposer – des bancs et des bureaux pour consulter les ouvrages au centre. Il précise aussi qu’il faudra bien penser à fermer les fenêtres aux périodes les plus froides et les plus chaudes, et toutes les nuits de l’année, précision dont la nécessité laisse penser qu’elles étaient en fait souvent laissées ouvertes .

« Le Père Laqueille ne recommande rien tant aux Révérends Pères qui seront bibliothécaires après luy que de tenir les fenestres de la Bibliothèque fermées, en hyver, et en esté, et toutes les nuicts de l’an. Bone recommendation. 1683 » J.-D. Laqueille, Inventaire des livres du couvent des dominicains, 1683 (Toulouse, BM, ms. 883).

Quelques années plus tôt, Jean de Réchac, dans sa Vie de saint Dominique décrit avec éloge la salle de lecture du couvent et l’aménagement des livres enchaînés sur les pupitres. Il mentionne, comme la plupart des visiteurs d’alors, les manuscrits médiévaux des figures toulousaines de l’ordre que sont Bernard Gui et Dominique Grima.

« Au dessus [de l’infirmerie] est une librairie à l’antique, des plus rares de la France. Les livres y sont tous enchainez sur des bancs, tres commode pour l’etude. Sa longueur & largeur est tres grande ; ses livres en quantité, avec force rares manuscris, & entre les autres plusieurs gros volumes de Bernard Guy, lequel a composé tout ce que l’antiquité a laissé par écrit de la vie des Saints, pièces qui sont beaucoup estimées ».

Jean de Réchac, La vie du glorieux patriarche S. Dominique…, Paris, 1647, p. 673.

En guise de décor, le frère Balthasar Moncornet peignit en 1678 une galerie de portraits des hommes illustres de l’ordre à l’entrée de la bibliothèque, sans doute sous forme de peintures murales, comme il le fit ailleurs dans le couvent.

En 1717, les bénédictins voyageurs, Durand et Martène, signalent encore le « très vaste » vaisseau de la salle de lecture, et les pupitres toujours en place.

« Le vaisseau de la bibliothéque est tres-vaste, & tout rempli de livres qui sont sur des pulpitres. On y voit quelques manuscrits, la plûpart sont des auteurs de l’ordre, & entre’autres de Bernard Guidonis ».

Ursin Durand, Edmond Martène, Voyage littéraire de deux religieux bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, Première partie, Paris, 1717, p. 48.

Enfin en 1757, Reboutier évoque pour l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, les collections de cette bibliothèque et précise qu’on trouve, affichée sur la porte, une bulle du pape, par laquelle « il est défendu à qui que ce soit d’en soustraire aucun livre et aux supérieurs de le permettre sous peine d’excommunication ». Une bulle identique, datée de 1658, se trouvait aussi à l’entrée de la bibliothèque du couvent des Franciscains.

C’est là le dernier témoignage sur un lieu que les travaux de rénovation de 1772 feront entièrement disparaître.

Bibliographie

Sur les travaux de la bibliothèque commandés par Jean de Bernuy :

Jean-Jacques Percin, Monumenta conventus Tolosani ordinis Fratrum Praedicatorum, Toulouse, 1693, p. 107 (sur les travaux de 1522), p. 174 (sur les peintures de Moncornet).

Raymond Corraze, « L’art à Toulouse au seizième siècle. Baux à besogne », Revue historique de Toulouse, 1944, t. 31, n° 105-106, p. 72.

Robert Mesuret, Évocation du vieux Toulouse, Paris, Ed. de Minuit, 1960, p. 428-430.

Sur l’histoire générale de la bibliothèque des Dominicains :

Célestin Douais, Essai sur l’organisation des études dans l’ordre des frères Prêcheurs au XIIIe et au XIVe siècle (1216-1342), Paris, Picard; Toulouse, Privat, 1884, p. 38-52 (§ 5 : Maisons d’école. Livres. Bibliothèques).

Martin Morard, « La bibliothèque évaporée. Livres et manuscrits des dominicains de Toulouse (1215-1840) », Entre stabilité et itinérance. Livres et culture des ordres mendiants, XIIIe-XIVe siècle, Brepols, Turnhout, 2014, p. 73-128.

Émilie Nadal, « À la recherche d’une bibliothèque disparue », dans Émilie Nadal, Magali Vène (dir.), La Bibliothèque des Dominicains de Toulouse, Toulouse, PUM, 2020, p. 19-33.